vendredi 23 novembre 2018

La dose de Wrobly : brumaire 2018 EC



Samuel Beckett.- Watt.

   Bon, pour commencer, depuis que ce blog existe il me semble bien que Wroblewski n'avait jamais aussi peu lu : un seul bouquin dans le mois ! Y a-t-il un enseignement à en tirer ? Je pourrais multiplier ad libitum, à moins que ce ne soit ad nauseam, les hypothèses les plus pointues et aux tenants et aboutissants multiples, ouvrant en arborescence un infinité de propositions allant de la tautologie la plus pure à l'absurde absolu, le tout toujours imprégné d'une odeur d'asile, à l'image des personnages de Samuel Beckett (le livre aurait tout aussi bien s'intituler What ???), que ça ne m'avancerait pas à grand chose.

   Mais Samuel Beckett, parlons-en, justement. Là aussi le nombre "un" apparaît, car c'est mon premier livre de cet illustre auteur. Et figurez-vous que j'avais une mauvaise opinion de lui jusqu'à présent, plein de préjugés négatifs, que j'étais. Pour moi il n'était l'auteur que de pièces un peu facilement sans queues ni têtes, mais surtout chiantissimes, donc taxées de géniales par la critique avancée. J'étais d'ailleurs allé en voir une (non, pas Godot, que je n'ai ni lu ni vu), offerte, à l'annexe de la Comédie Française au Louvre. Bonne Terre ! Que c'était sinistre et ennuyeux ! Pourtant je ne suis pas du genre à avoir des jugements à l'emporte-pièce, j'aime découvrir. Quand je n'aime pas j'aime creuser, essayer encore, et encore essayer. En musique par exemple je me suis bouffé tout un tas de Stravinsky, Debussy, Messiaen, Bartok, Chostakovitch, Ravel hors Bolero, parce que je voulais comprendre ce qu'il y a d'ineffable chez eux. J'ai quelques pistes et des plages de vrai plaisir aujourd'hui. En général je m'offre, tout pur et grand ouvert aux longues émotions esthétiques "comme une cuvette à un vomissement" comme dirait Arsène. Mais là, ce monologue de Beckett au Louvre, vraiment plombant. Il peut y avoir dans le sinistre, le glauque, les galeries de freaks grands et ossus, miteux et piteux, hagards et cagneux, aux dents pourries et au gros nez rouge ou petits et gras, miteux et piteux, graisseux et bancals, au ventre et au derrière rebondis, du délectable comme chez Céline, du sublime comme chez Baudelaire... Mais là, non, le sinistre et le glauque inintéressant. Et de sens, aucun.
   Et bien après avoir commencé ce roman, car il ne s'agit pas de théâtre, première surprise, j'ai de suite changé d'avis. Pourquoi ? Parce que même si le sinistre, le glauque, les freaks, le pathologique et l'absurde se confirment, un élément vient tout sauver : je me bidonne ! Il y a de l'humour dans cette écriture de maniaque, et ça, sa sauve tout ! La saga de la famille Lynch (des Sharpe et des chiens faméliques) est à cet égard, hilarante.
   Par ailleurs, furtivement la lecture de Watt m'a évoqué d'autres écrivains : Proust pour le décorticage mental obsessionnel, Camus pour le sentiment d'étrangeté, Swift pour le hardcore et les domestiques, Kafka pour cauchemardesque ordinaier, Pierre-Autin Grenier et Pierre Desproges pour la sensible jouissance du choix de style ludique et parodique, Joyce peut-être mais je le connais mal, le côté dépressif..., l'Ancien testament pour les énumérations oiseuses et sans fin, des traités mathématiques ou du Fourier pour les calculs au millimètre de futilités ainsi transfigurées...

   Et certains passages d'une grande tension métaphysique peuvent même me toucher personnellement, comme celui-ci, qu'on aurait pu retrouver au cœur de la tempête dans le crâne du verbicruciste que je suis, ou du cruciverbiste que je suis aussi, ou d'un verbicruciste qui ne serait que verbicruciste, ou d'un cruciverbiste qui ne serait pas verbicruciste ; qu'on aurait pu retrouver également dans les joutes âprement polémiques entre cruciverbistes et verbicrucistes, ou entre cruciverbistes et cruciverbistes, ou encore entre verbicrucistes et verbicrucistes, sans oublier celles entre cruciverbistes également verbicrucistes et verbicrucistes cruciverbistes dans la foulée, ou bien, entre cruciverbistes non verbicrucistes et verbicrucistes aussi cruciverbistes, peut-être même, on peut le postuler, entre verbicrucistes non cruciverbistes et honorables cruciverbistes dotés simultanément de la qualité de verbicruciste, que nous connaissons trop bien dans ces colonnes ! Jugez-vous même :


A la vue d'un pot, par exemple, ou en pensant à un pot, d'un des pots de Monsieur Knott, à un des pots de Monsieur Knott, c'était en vain que Watt disait, Pot, pot. Oh peut-être pas tout à fait en vain, mais presque. Car ce n'était pas un pot, plus il le voyait, plus il y pensait, plus il était sûr que ce n'était pas un pot, mais alors pas du tout. Ca ressemblait à un pot, c'était presque un pot, mais ce n'était pas un pot à en pouvoir dire, Pot, pot et en être réconforté. Il avait beau à la perfection répondre à toutes les fins, et remplir tous les offices, d'un pot, ce n'était pas un pot. Et c'est précisément cette infime déviation de la nature du vrai pot qui torturait Watt à ce point. Car si l'approximation avait été moins étroite, alors Watt aurait été moins angoissé. Car alors il n'aurait pas dit, C'est un pot, et ce n'est pas un pot, non, , mais il aurait dit, C'est une chose dont j'ignore le nom. Et Watt préférait tout compte fait avoir affaire à des choses dont il ignorait le nom, quoiqu'il en souffrît aussi, qu'à des choses dont le nom connu, le nom reçu, n'était plus le nom, pour lui. Car il pouvait toujours espérer, d'une chose dont il n'avait jamais su le nom, pouvoir l'apprendre, un jour, et ainsi s'apaiser. Mais s'agissant d'une chose dont le vrai nom avait cessé, soudain, ou peu à peu, d'être le vrai nom pour lui, un tel espoir lui était interdit. Car le pot était toujours un pot, Watt en était persuadé, pour tout le monde sauf pour Watt. Pour Watt seul ce n'était plus un pot, mais alors plus du tout. [...] Et pour Watt le besoin de soulas sémantique était parfois si grand qu'il se mettait à essayer des noms aux choses, et à lui-même, un peu comme une élégante des bibis. Ainsi du pseudo-pot il lui arrivait de dire, réflexion faite, C'est une targe, ou, s'enhardissant, C'est un choucas, et ainsi de suite. Mais le pot avait aussi peu de succès comme targe, ou comme choucas, ou sous tout autre nom soumis à son innommable réité, que comme pot. [...] C'est pour ces raisons surtout que Watt aurait été heureux d'entendre la voix d'Erskine enserrer dans des mots l'espace de la cuisine [...]. Non que le fait d'entendre Erskine nommer le pot, [...] eût changé le pot en pot [...], loin de là. Mais ç'aurait été la preuve que pour Erskine tout au moins le pot était un pot [...]. Non que le fait pour le pot d'être un pot [...], eût fait du pot un pot [...], loin de là. Mais ç'aurait été comme un encouragement à l'espoir caressé par Watt [...] de [...] voir [...] les choses réapparaître [...].


9 commentaires:

  1. Vladimir : Qu’est ce qu’on fait maintenant ?
    Estragon : On attend
    Vladimir : Oui mais, en attendant ?
    Estragon : Si on se pendait ?
    Vladimir : Ce serait un moyen de bander.

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  2. C'est dans En attendant Godot ? Oui, je reconnaîs bien là l'équivalent dramatique du style narratif et des préoccupations de Watt, entre autres l'impuissance sexuelle.
    Pas plus de nerf, Monsieur Arthur, dit Monsieur Graves, qu'un bœuf.
    Oh Monsieur Graves, dit Arthur, ne dites pas ça.
    Quand je dis nerf, dit Monsieur Graves, je veux dire -.
    Il fit un geste avec sa fourche.
    Avez-vous essayé Bando, Monsieur Graves ? dit Arthur. Une capsule dans un doigt de lait tiède, avant et après les repas, et de nouveau le soir au coucher. J'avais tout essayé et étais au désespoir lorsqu'une amie me parla de Bando.
    etc.
    Prophétique en tout cas.
    Il y a, comme ça, des jaillissements grivois qui tombent, comme le reste, comme un cheveu sur la soupe.

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  3. Des jaillissement qui tombent, c'est un peu malheureux comme métaphore... désolé...

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  4. Oui, c'est du Godot. Ce qui me plaît beaucoup, c'est que ce genre de citation peut être utilisé en exergue de bien des écrits ou situations, y compris politiques.
    Bonne lecture, Wrob.

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  5. Avant ma sieste, je me permets de vous recommander les "Nouvelles et textes pour rien", de Samuel, si vous ne les avez déjà lues...

    Morphée à tous.

    Et hop! Je dors.

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  6. Grand Merci Marquis ! Non, je ne les ai pas lus, ces textes et nouvelles nihilistes, Watt était mon premier baiser à Sam (mis à part le monologue théâtral vu que j'évoque supra, qui fut une mauvais expérience). Mais je garde votre précieuse suggestion pour mes prochaines fouilles bibliophiliques, cette première fois fut à la fois jouissive et apéritive, et je me suis bien marré, c'est rare.

    Bonne pratique de cette ineffable discipline des sages qu'est la Sieste Délicieuse !

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  7. Addendum : "Premier amour" est un - très bref - chef-d'œuvre à ne pas manquer non plus, selon moi sous Lorazépam.

    Je vous rassure tout de suite: je ne me réveille jamais.


    Belle nuit à tous, que diable !

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  8. C'est noté !

    Pensez à vous alimenter en allant du lit au hamac !

    A bientôt !

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