lundi 30 septembre 2019

Nihon yôkoso XVI

Un square pour enfants
Scène de vie au Japon
Hadrien, on rentre !
Mardi 2 mai 2019


   Ce matin, musé du manga. Je suis un peu déçu car au fond  je n'y connais rien, à part Miyazaki et Kon, mais eux ce sont plutôt des auteurs d'anime. Malgré cela c'est bien sympa de voir tous ces jeunes et moins jeunes lire studieusement et voluptueusement des livres ! En papier, oui, oui ! Des livres par milliers alignés du sol au plafond ! Ça donne le tournis.





Pas un seul téléphone intelligent ! Les GAFAM ont du souci à se faire... Le manga sauvera le cerveau humain !

   Puis je vais au palais impérial, le vrai, je veux dire celui de l'ère Heian (794), capitale Kyoto, bien avant que les gouvernements militaires n'élisent Kamakura (1185), puis Edo (c'est à dire Tokyo - 1603), comme capitales des shoguns.

Un copain.


Je l'ai déjà dit mais je le répète, les toilettes japonaises m'ont enchanté.


Un autre copain se cache dans le paysage, sauras-tu le retrouver ?






   Et puis en fin de journée, à nouveau impressionné et intimidé, je me rends au dojo d'Okamoto Yoko sensei shihan. Dans un quartier ordinaire, absolument pas touristique. Vous avez déjà vu la jolie porte du dojo dans le pénultième Nihon Yôkoso. J'ai été très gentiment accueilli, par les pratiquantes et pratiquants (dont beaucoup sont étrangers, Américains, Français...), et par Okamoto Yoko sensei shihan elle-même, très sympa. J'en ai un peu bavé, le léger stress, mais surtout je commence par être assez fatigué par ce voyage.



   Une petite anecdote à propos d'Okamoto sensei shihan, que m'a racontée Bernard Palmier shihan, 7ème dan, un des enseignants les plus actifs et les plus connus au sein de la fédération d'aïkido française, ami et de la génération de Christian Tissier. A l'époque il vivait au Japon, et y enseignait le français. A l'une des ses élèves, adolescente qui lui demandait pourquoi il était venu vivre au Japon, il a répondu que c'était pour y pratiquer l'aïkido, sa passion. L'adolescente demanda alors : "l'aïkido ? C'est pas ce truc avec le petit vieux, là...", et de rire, et de se moquer gentiment, la zone ! Cette adolescente est devenue aujourd'hui Okamoto Yoko sensei shihan, une référence et une figure de notre discipline.

vendredi 27 septembre 2019

Sacqueboute LIII : Denis Leloup

   D'après Carine Bonnefoy, pianiste de jazz, compositrice, arrangeuse musicale, cheffe d'orchestre, enseignante, Denis Leloup est ronchon. Cela ne l'a pas empêchée de l'engager dans son big band. Ici, elle conduit l'orchestre philharmonique de Strasbourg dans Trombonissime, pièces concertantes pour 2 trombones (avec Nicolas Moutier) et orchestre symphonique pour les 100 ans de la cathédrale du même bourg.


   Mais Denis Leloup joue aussi en quintette et dans d'autres formations. Ci-dessous, il reprend avec ses acolytes le Rachid de Michel Petrucciani.



Priviouslillonne Sacqueboute :
Bruce Fowler
Glenn Miller
Nils Landgren
Grachan Moncur
Le Trombone illustré
Bettons Tenyue
Watt
Curtis Hasselbring
Steve Turre
Les trois trombonistes de Marc Ducret
Yves Robert
Daniel Casimir
Gary Valente
Chicago
Moon Hooch
Raymond Katarzynski
Albert Mangelsdorff
Christiane Bopp
Honoré Dutrey
Viscosity
Fred Wesley
Dave Lambert
Roswell Rudd
Curtis Fowlkes
Melba Liston
La Flûte aux trombones
La Femme tronc
Journal intime
Gunhild Carling
Nils Wogram et Root 70
Carl Fontana
Animaux
Trombone Shorty
Cinéma
Feu
Le Canadian Brass
Local Brass Quintet
Buddy Morrow
Bones Apart
J.J. Johnson
Lawrence Brown
Vinko Globokar
Les funérailles de Beethoven
Treme
Craig Harris
Mona Lisa Klaxon
Juan Tizol
Bob Brookmeyer
Daniel Zimmerman
Frank Rosolino
Rico Rodriguez
Kid Ory

lundi 23 septembre 2019

Nihon yôkoso XV

A cause de la pluie
J'ai arpenté un passage
Donc trois kimonos.
Lundi 1er mai 2019


   Bon, aujourd'hui je commence par le château de Kyoto.




   Puis j'enquille dans un long, très long passage couvert commerçant.



Les vieilles dames indignes du pachinko. 

   Un petit quartier d'époque ultra-touristique (surtout le soir) le long de la rivière, le Ponto-chō, connu pour abriter des geishas depuis le XVIème siècle, est ma destination suivante.




   Kamo-gawa (la dite rivière) franchie, promenade dans un ancien quartier aux maisons basses. Nombreux temples.




La rivière Kamo. En face, le Ponto-chō. 



   Retour de nuit par une avenue moderne et populeuse.


Idols de rue.

vendredi 20 septembre 2019

La dose de Wrobly : fructidor 2019 EC


- Nicolas Gogol.- Tarass Boulba.
   Je poursuis ma découverte de la littérature russe...

- Walter Benjamin .- Sur le concept d'histoire.
   Je poursuis ma découverte de Walter Benjamin...

Extrait (de la préface).
   Mais pour l’heure, il faut partir, et au plus vite. Le temps n’est plus aux flâneurs ; Walter Benjamin n’a que trop tardé. En ce jour du 15 juin 1940, il prend l’un des derniers trains pour Lourdes. Mais qu’emporter avec soi ? La hotte du chiffonnier est bien trop pleine. À force d’accumulations frénétiques, le manuscrit de ce Livre des passages dont Walter Benjamin espérait tant qu’il devînt un jour Paris capitale du XIXe siècle était intransportable. Il fut confié, avec d’autres papiers, à l’un des employés aux Cabinets des Médailles de la Bibliothèque nationale, lieu de ce si vaste chantier. Son nom était Georges Bataille.
   Il lui dépose donc deux grosses valises, marquées « À sauver », bourrées de textes, copies, manuscrits, documents divers. Elles pourraient être acheminées aux États-Unis, l’y attendre peut-être. Au dernier moment, faute d’avoir pu la vendre, Walter Benjamin découpe de son cadre l’aquarelle de Paul Klee Angelus Novus qui, depuis qu’il en fit l’acquisition en 1921, soutient ses pensées, ses rêves et ses espérances. Il la glisse dans l’une de ses valises. Theodor Adorno parvint après la guerre à la confier à son destinataire, puisque Walter Benjamin l’avait léguée à son ami Gershom Scholem, dans le testament qu’il rédigea en juillet alors qu’il envisageait de mettre fin à ses jours. Et qu’en était-il de ces fameuses thèses « Sur le concept d’histoire », son dernier manuscrit, que la postérité envisagera plus tard comme le testament intellectuel de Walter Benjamin, bloc de prose poétique qu’il avait placé tout entier sous l’œil fixe de l’Angelus Novus ? Il décida de l’emporter avec lui, avec quelques effets personnels, dans une petite serviette en cuir noir, « comme celle qu’utilisent les hommes d’affaires ». Une copie fut toutefois confiée à une cousine éloignée qui était devenue son amie. Son nom était Hannah Arendt.
   Tous deux avaient été internés – Hannah Arendt dans le camp de Gurs, près d’Oloron-Sainte-Marie dans les Basses-Pyrénées, tandis que Walter Benjamin fut placé dès l’entrée en guerre de septembre 1939, en tant qu’immigré allemand et par conséquent « sujet ennemi », dans celui de Vernuche, près de Nevers. Tous deux étaient désormais à Marseille, pris dans la nasse. Car ils étaient nombreux durant cet été 1940 à rejoindre cette « cohue de réfugiés » que Victor Serge a décrite comme une « cour des miracles des révolutions, des démocraties et des intelligences vaincues ». Hébétés par la fatigue et par l’angoisse, les fugitifs erraient dans une ville que sillonnaient les rumeurs et les faux espoirs. « Je suis condamné à lire chaque journal (ils ne paraissent plus que sur une feuille) comme une notification qui m’est remise et à percevoir en toute émission de radio la voix d’un messager de malheur », écrit Benjamin à Theodor Adorno le 2 août 1940, car « je dépends absolument de ce que vous pouvez réaliser du dehors ».

Adorno, Arendt, Bataille, Serge... ! Comment voulez-vous que ce livre ne me brûle pas les mains de son aura ? 

Paul Klee.- Angelus Novus.

Extraits.
Comparée à cette conception positiviste, les fantasmagories qui ont fourni tant de matière aux moqueries adressées à un Fourier ont leur sens, et il est étonnamment sain. Selon Fourier, le travail social correctement organisé avait pour conséquence le fait que quatre lunes éclairaient la nuit terrestre, que la glace se retirait des Pôles, que l’eau de la mer n’avait plus le goût de sel et que les fauves se mettaient au service de l’être humain. Tout cela illustre un travail qui, loin d’exploiter la nature, est capable d’en tirer les créatures qui sommeillent en elle à l’état virtuel. Au concept corrompu du travail s’attache, comme son complément, la nature qui, pour reprendre l’expression de Dietzgen, « est là gratuitement ».

[...]

Cette conscience, qui s’est exprimée encore une fois et pour une brève période dans le mouvement Spartacus, a toujours choqué la social-démocratie. En trois décennies, elle est parvenue à presque effacer le nom de Blanqui, dont le retentissement a ébranlé le siècle dernier. Elle s’est plu à attribuer à la classe ouvrière le rôle de rédemptrice des générations futures. Elle lui a ainsi coupé sa relation avec la meilleure force. A cette école, la classe a largement désappris autant la haine que la volonté de sacrifice. Car toutes deux se nourrissent de l’image des aïeux asservis, et non de l’idéal des petits-enfants libérés.

- Olivier Rolin.- Port-Soudan.
   Je poursuis ma découverte de la littérature pure de la deuxième moitié du XXème siècle (le précédent c'était le Balcon en forêt de Gracq, et c'est vrai qu'il y a 36 ans entre les deux romans et plus d'une génération entre les deux auteurs...) avec des livres que je sors de ma bibliothèque personnelle sans trop savoir d'où ils me viennent quoique j'ai une petite idée... N'est-ce pas papa ?... Tu dois bien te marrer, toi, du haut de ta colline de 600 m, dans ton charmant cimetière avec vue imprenable sur l'Yonne et le Bazois. Tu vois, les bouquins que tu m'a offerts, si c'est le cas, je finis toujours par les lire, même si c'est vingt ans après.
   Ici on a une langue sertie comme du diamant. De la haute littérature. C'est un petit roman qui se lit vite. On comprend dans les propos du narrateur, reflet de l'auteur, que celui-ci est un ancien soixante-huitard. En se renseignant, on apprend qu'il était même membre dirigeant de l'organisation maoïste Gauche prolétarienne, et engagé dans la « branche militaire » de la Nouvelle résistance populaire (NRP). On avait bien senti dans certains détails de ses propos, à la fois désabusés et respectueux, sur son passé, qu'il n'avait pas été un libertaire. L'histoire de dépendance affective et sexuelle, d'alcoolisme, de dépression et de suicide m'a un peu ennuyé. Tous ces états de vie ont marqué les trente premières années de mon existence, directement ou via des proches, et j'en suis si loin aujourd'hui, j'ai couru si vite depuis pour échapper à toute cette merde, que cela ne m'intéresse plus du tout. De plus, dans la relation de ce vieil intello ancien activiste et toujours austère critique de ce monde resté ancien et plus conformiste que jamais, qui retrouve une jeunesse avec un tendron de la moitié de son âge fasciné par le prestige symbolique du vieux sage, mais finalement trop superficiel pour ne pas finir par prendre la poudre d'escampette, on l'imagine vers les sirènes de la jouissance consommatrice, je décèle une antienne machiste qui m'indispose. La description de Port-Soudan où le narrateur est exilé est glauque à souhait et décrit avec brio, et quelques passages enthousiasmants de cruelle poésie (le chien dévoré par les murènes, par exemple), ce lieu infernal livré aux pirates et au trafic d'êtres humains. Reste les charges contre la réaction sociale et sociétale revenue en force, après les révolutions de 68 et du mai rampant, le monde de Vive la crise !, de l'assaut ultra-libéral des années 80 et 90 (ce pourquoi elles ont un peu vieilli, les charges), du spectacle toujours plus diffus de la marchandise instillant son idéologie, irriguant malgré qu'il en aie le petit marigot culturo-prout-prout... Et ce regard à la fois nostalgique et amer sur les luttes révolutionnaires du passé, qui, si elles se fourvoyèrent souvent, eurent pourtant le mérite d'aspirer à, de désirer, de croire parfois en un monde plus vivable.

Extrait.
Le paradoxe inaugural de nos vies, celui qui les aura marquées d’un sceau indélébile, et peut-être d’une malédiction dont nous ne nous déferons plus, c’est d’avoir mis tant de vertu au service d’idées si férocement vétustes. Nous ne devons pas dire que nous fûmes des héros, jamais, nous devons railler ceux qui disent cela et leur faire honte de leur jactance, et leur démontrer qu’elle est la preuve de la fausseté de ce qu’ils avancent, mais nous ne devons pas oublier non plus qu’il y eu parmi nous une aspiration aveuglée à l’héroïsme, ou à la sainteté, qu’on appelle ça comme on voudra : ni laisser dire qu’il n’en fut pas ainsi. Et ce que nous pouvons affirmer en revanche avec l’auteur de Notre jeunesse, parce que les meilleurs d’entre nous le ressentent encore, et davantage chaque jour (les pires, les pitres, laissons-les, ils ne nous intéressent pas), c’est que nous sommes en ces années-là entrés dans le royaume d’une incurable inquiétude. Que nous avons pour toujours renoncé à la paix et spécialement à la paix qui, en cette fin de siècle, s’achète au supermarché.

   En moi qui n'ai rien fait de ma jeunesse hormis me pinter la gueule, ces propos ne sont pas sans jeter un grand froid. 


- Philippe Corcuff.- Pour une spiritualité sans dieux.
   Il est de bon ton de se moquer de Philippe Corcuff. Je me souviens qu'il faisait partie des têtes de turc du journal Le Plan B, délicieusement méchant, mais c'était contre des pourritures ou des cuistres de la pire espèce en général, donc je ne boudais pas mon plaisir. Philippe Corcuff je ne connaissais pas. Bon, c'est vrai qu'il s'est mitonné une fiche Wiki bien fournie, et qu'il se cite abondamment dans son ouvrage. Mais qui n'a pas ses petits ridicules ? Pas moi en tout cas. Il est passé du trotskysme à l'anarchisme, ok, mais vaut mieux quand même que ce soit dans ce sens là, non ?
   Le sujet du livre m'intéresse au plus haut point, ne pouvant consommer aucun médicament psychotrope ou autres substances plus récréatives, j'ai besoin d'une spiritualité pour ne pas tomber dans une sombre et dangereuse dépression. En même temps les religions en général ne sont pas mes amies, et en particulier leurs zélateurs les plus autoritaires, dogmatiques, fondamentalistes, violents. Cependant il me semble que critiquer la religion sans la remplacer par un autre type de foi, c'est comme croire pouvoir arrêter de fumer sans activité de substitution. Certains, genres de Captain America à la sensibilité invincible peuvent vivre sans spiritualité, pas moi, pas depuis que je suis au régime sec. J'ai besoin de croire que la vie vaut la peine d'être vécue (et je me suis souvent dit que le nourrisson mourant subitement est celui qui n'y croit pas suffisamment à la  naissance), ma profession de foi étant qu'elle vaut la peine d'être vécue libre, dans l'égalité avec mon prochain, et dans le respect de la vie autant que les lois de la subsistance qui en font partie le permettent, et que si le monde comme il va est loin de cet idéal, il y a toujours des interstices à trouver et des potentialités à tenter de développer. Par ailleurs ne pas proposer une ou des spiritualités (athées, agnostiques, ou pas, à condition qu'elles ne soient pas des morales de l'absolu qui emprisonnent et finissent en massacre) pour ceux qui demeurent attachés aux idéaux émancipateurs, c'est laisser la place aux religions.
   Ce petit livre traite de cela avec concision, et propose quelques pistes, quelques principes spirituels, ni absolutistes, ni nihilistes, vers lesquels essayer de tendre, et Philippe Corcuff semble en être un, de tendre. Ça tombe bien, en vieillissant la méchanceté et l'arrogance me fatiguent de plus en plus (même si je ne suis certainement pas exempt d'accès de ces pulsions déplaisantes). A la rigueur, pour la méchanceté, quand l'humour s'en mêle, que les cibles sont infâmes ou qu'elle est hissée au rang des beaux arts, ou de la caricature, je peux encore apprécier. A ce sujet j'ai lu en messidor Pauvre Belgique, de Baudelaire, un des pamphlets contre tout un peuple les plus féroces qu'ait jamais écrit un écrivain, on peut penser à Céline, même si les Belges n'étaient pas persécutés et que cela rend le poète moins haïssable que le romancier : à la lecture de cette outrance de la détestation j'ai rit parfois ; mais ce n'était pas contre les Belges : même si mon rire était bien méchant, il était plutôt mêlé de pitié et de mépris pour ce qu'était devenu l'albatros qui, de lyrique tourna atrabilaire, puis finalement, probablement suite à un premier accident cérébral, haineux-gâteux).
   A noter : afin d'étayer sa suggestion de thèse, Philippe Corcuff mobilise, outre des ténors de la philosophie, de la sociologie ou de la littérature, des chanteuses et des chanteurs français, parfois même des marchandises de variété. Une manière de rester humble, au plus près de l'humus de la vie quotidienne d'une humanité ordinaire, avec ses joies, ses peines et ses questionnements. Après tout, ceux qui parlent de révolution et de lutte de classes... 

Extrait.
Le problème de la création de soi a notamment été formulé autour du thème de « la construction de soi comme œuvre d’art », que l’on trouve par exemple chez l’écrivain Oscar Wilde (1854-1900), figure du dandysme, ou chez Michel Foucault . […] La figure de « l’œuvre d’art » fait signe du côté de ce que Bourdieu appelle « le capital culturel », c’est-à-dire les ressources culturelles légitimes que tendent à monopoliser les classes sociales dominantes dans une hiérarchie culturelle. Par exemple, aujourd’hui dans nos sociétés, aller souvent au musée ou à l’opéra fait partie du capital culturel, mais pas savoir bien jouer à la pétanque. N’y aurait-il pas ainsi la pente d’un certain ethnocentrisme de classe à valoriser la figure de « l’œuvre d’art » dans la création de soi, figure socialement marquée dans la hiérarchie du capital culturel ? C’est pourquoi je propose que le vocabulaire de la construction de soi élargisse ses tonalités sociales et devienne plus polyphonique, en passant du thème de « la construction de soi comme œuvre d’art » à celui du bricolage de soi.

[...]

   On me rétorquera : les fragilités humaines peuvent-elles casser les briques de l’absolu ? N’ont-elles pas perdu d’avance leur pari spirituel devant la force potentielle des promesses d’au-delà ? Pas nécessairement. L’ancrage dans la vie ordinaire, ses aléas et ses repères, ses joies et ses mélancolies, ses fidélités et ses ruptures, ses habitudes et ses ouvertures, ses familiarités et ses moments inédits, ses vulnérabilités singulières et ses puissances coopératives, ses états de solitude et ses plaisirs mis en commun… a aussi sa grandeur propre. Il suffit peut-être d’oser l’envisager comme un cheminement spirituel alternatif. Ou du moins d’essayer, ce qui est rarement fait.


- André Gorz.- Les métamorphoses du travail.
   Un livre passionnant. Les réflexions de Gorz ont eu une certaine influence sur ce qui peut se produire aujourd'hui de radicalement anti-capitaliste, anti-économiste et forcément anti-travail, livres, revues (par exemple l'excellente Sortir de l'économie même si ardue, et malheureusement en sommeil depuis pas mal d'années), journaux, sites web, et j'ai bien le sentiment d'avoir déjà entendu ce son de cloche. Entre piqûres de rappel et éclaircissement des idées, dans un style plutôt simple, un plaisir à lire et l'impression d'être intelligent.

Extraits.
   Ce que nous appelons « travail » est une invention de la modernité. La forme sous laquelle nous le connaissons, pratiquons et plaçons au centre de la vie individuelle et sociale, a été inventée, puis généralisée avec l’industrialisme. Le « travail », au sens contemporain, ne se confond ni avec les besognes, répétées jours après jour, qui sont indispensables à l’entretien et à la reproduction de la vie de chacun ; ni avec le labeur, si astreignant soit-il, qu’un individu accomplit pour réaliser une tâche dont lui-même ou les siens sont les destinataires et les bénéficiaires ; ni avec ce que nous entreprenons de notre chef, sans compter notre temps et notre peine, dans un but qui n’a d’importance qu’à nos propres yeux et que nul ne pourrait réaliser à notre place. S’il nous arrive de parler de « travail » à propos de ces activités – du « travail ménager », du « travail artistique », du « travail » d’autoproduction – c’est en un sens fondamentalement différent de celui qu’a le travail placé par la société au fondement de son existence, à la fois moyen cardinal et but suprême.

***
   L’inégale répartition du travail de la sphère économique et l’inégale répartition du temps que libère l’innovation technique conduisent ainsi à ce que les uns puissent acheter un supplément de temps libre à d’autres et que ceux-ci en sont réduits à se mettre au service des premiers. Cette stratification-là de la société est différente de la stratification en classes. A la différence de cette dernière, elle ne reflète pas les lois immanentes au fonctionnement d’un système économique dont les exigences impersonnelles s’imposent aux gérants du capital, aux administrateurs des entreprises autant qu’aux salariés ; pour une partie au moins des prestataires de services personnels, il s’agit cette fois d’une soumission et d’une dépendance personnelle vis-à-vis de ceux et de celles qui se font servir. Une classe servile renaît, que l’industrialisation, après la seconde guerre mondiale avait abolie.

- Nicolas Bouvier.- Premiers écrits.
   Le grand voyageur, mais avant tout grand écrivain. Il m'a un peu accompagné au Japon. Ici, il m'emmène en Finlande et en Algérie.

mardi 17 septembre 2019

Sacqueboute LII : Bruce Fowler

   On sait que Frank Zappa a sorti plus de soixante albums. Mais nul ne contestera je pense le fait que sa période Roxy and elsewhere est la plus florissante et la plus riche, avec son groupe le plus légendaire, The Mothers of Invention.

   Ecoutez le morceau ci-dessous, et particulièrement, à la minute 2.48, le solo du tromboniste Bruce Fowler. Extraordinaire ! Inouï !



***

   Rien à voir avec le trombone, mais je tenais à faire de la pub pour cette initiative : un film sur la chanteuse Dominique Grange est en préparation. Apparemment ils ont besoin de thunes pour le réaliser. C'est une contribution collective aux luttes d'une génération. Détails ici. Participez ou faites suivre si ça vous dit ! 




Priviouslillonne Sacqueboute :
Glenn Miller
Nils Landgren
Grachan Moncur
Le Trombone illustré
Bettons Tenyue
Watt
Curtis Hasselbring
Steve Turre
Les trois trombonistes de Marc Ducret
Yves Robert
Daniel Casimir
Gary Valente
Chicago
Moon Hooch
Raymond Katarzynski
Albert Mangelsdorff
Christiane Bopp
Honoré Dutrey
Viscosity
Fred Wesley
Dave Lambert
Roswell Rudd
Curtis Fowlkes
Melba Liston
La Flûte aux trombones
La Femme tronc
Journal intime
Gunhild Carling
Nils Wogram et Root 70
Carl Fontana
Animaux
Trombone Shorty
Cinéma
Feu
Le Canadian Brass
Local Brass Quintet
Buddy Morrow
Bones Apart
J.J. Johnson
Lawrence Brown
Vinko Globokar
Les funérailles de Beethoven
Treme
Craig Harris
Mona Lisa Klaxon
Juan Tizol
Bob Brookmeyer
Daniel Zimmerman
Frank Rosolino
Rico Rodriguez
Kid Ory

vendredi 13 septembre 2019

Eventration, crucifixion et prostitution

• 1941 : La Vengeance des 47 rōnin (元禄忠臣蔵 前篇, Genroku chūshingura)


   Au générique, on peut lire : "Soutenons les familles des combattants de la grande Asie", puis, "Sélection du bureau de l'information du gouvernement". Autant dire que rien dans ce film ne vient contredire l'idéologie militaro-nationalo-fasciste de l'époque. Mais après tout, de grands films sont sortis aussi pendant l'occupation en France...
   Un film historique relatant la véridique chronique, maintes fois reprise dans toutes sortes d'évocations artistiques, de ces 47 samouraïs vengeant leur daimyo, contraint à se faire seppuku (se suicider rituellement en s'ouvrant le ventre, hara-kiri quoi...) pour avoir maladroitement (le gus s'en sort avec une simple cicatrice) agressé au sabre le maître des cérémonies de la maison du shogun qui l'avait critiqué, vertement il est vrai. Le film dure 3 heures 30. Bien qu'il ne soit question que de guerriers, de vengeance, de meurtre, de suicide et d'attaque de château, on ne voit aucun combat, tout est suggéré. Les rares sepukkus vus à l'écran (les autres, nombreux, sont hors champ) ne montrent pas la moindre goutte de sang (il est vrai que pour cette cérémonie, le kimono était très ajusté et serré par un obi afin que les viscères ne se répandent pas). Attention divulgâchage ! Les 47 sabreurs finiront heureux, vengés, et s'ouvriront le bidon dans la joie et la bonne humeur, comme le shogun le leur demande. Nous par contre on rigole moins.
   
L'attaque du château du responsable de la mort de leur seigneur par les 47 vassaux. Estampe de Hokusai.

   De belles images, des acteurs habités, mais je m'ennuie un peu, tant cette morale de loyauté hiérarchique à la vie à la mort et ce sourcilleux code de l'honneur m'est étranger et pour tout dire, odieux. Les samouraïs de Kurosawa étaient 40 de moins, mais ils m'ont incomparablement plus enthousiasmé. Attention divulgâchage ! La fin est particulièrement glaçante, quand on voit les condamnés défiler vers leur supplice dans leurs magnifiques kimonos blancs, puis la cérémonie lors de laquelle chacun des rōnin est appelé par ses noms, comme un élève de violon passant l'examen du conservatoire, et se met en place. On ne voit pas l'action finale, la caméra navigue, mais on entend s'égrener les annonces laconiques : "Machin Chose a perdu la vie", jusqu'au dernier, le chef, l'intendant du clan, Ōishi Kuranosuke, qui, heureux que tous aient officié bravement, appelé à son tour, s'avance vers son macabre devoir un sourire halluciné aux lèvres. Des fous. On est un peu soulagé que le film se termine.

• 1952 : La Vie d'O'Haru femme galante (西鶴一代女, Saikaku ichidai onna)

   Avec Kinuyo Tanaka, et au début, jeune et difficilement reconnaissable Toshiro Mifune ! l'acteur fétiche de Kurosawa qu'on a appris à immensément apprécier ici, comme Errol Flynn a pu l'être par nos grand-mères. Malheureusement on le voit peu. Ça commence par une histoire d'amour fou, et interdit parce qu'inter-caste, et de ce fait partant rapidement en sucette. O'Haru, déchue, sera vendue par sa propre famille comme prostituée. Elle connaît toutes les variantes du métier, jusqu'au concubinat d'un seigneur à qui elle donnera un fils avant de se faire chasser, mais aussi les bordels, la rue, et les passes vite fait derrière un auvent. Un réquisitoire sans pitié pour le patriarcat et les hommes, qui jouissent, profitent, exploitent, puis condamnent arrogamment.

Kinuyo Tanaka et Toshiro Mifune

• 1954 : Les Amants crucifiés (近松物語, Chikamatsu monogatari)
   Plus sympas que les maniaques de l'auto-éventration, et dont le calvaire dure moins longtemps que celui d'O'Haru, les deux amoureux, de classe sociale différentes et adultères, sont des rebelles, surtout le personnage campé par la magnifique Kyoko Kagawa, beaucoup vue dans Kurosawa également (voir plus haut Mifune). Une histoire d'amour fou à la Breton, ou sublime à la Péret. Attention divulgâchage ! Nos deux héros auront un peu le même sourire de béatitude que notre chef rōnin en se rendant au supplice, liés l'un à l'autre.

• 1956 : La Rue de la honte (赤線 地帯, Akasen chitai)
   La vie quotidienne dans un bordel, au moment ou les tenanciers attendent anxieusement le vote au parlement de la loi interdisant la prostitution. Les filles, elles, ont des sentiments plus mêlés (on ne le voit que par leur attitude, l'entend que par leurs silences), partagées entre la crainte de perdre leur maigre et unique revenu, et l'espoir d'être définitivement délivrées de ce péniblissime et stigmatisé travail. On pense à La Maison Tellier, ce métrage constitutif du chef d’œuvre Le Plaisir, de Max Ophüls. A votre avis, est-ce que le maquereau et la maquerelle respirent à nouveau à la fin, soulagés par le vote des députés ?

Ma dernière actu ciné.

lundi 9 septembre 2019

Nihon yôkoso XIV

Kyoto mille trésors
J'ai besoin d'un fil d'Ariane.
Nicolas Bouvier.
Dimanche 30 avril 2019

"Je mettrais volontiers Kyoto au nombre des 10 villes du monde où il vaille la peine de vivre quelque temps."
Nicolas Bouvier


   Temps grisâtre mais journée bien remplie. Je retourne à la gare pour revoir l'esprit plus tranquille le cadre de ce tourbillon qui m'a vu débarquer hier avec un peu de stress quand même. 

Vue de Kyoto du haut de la gare. Au fond dans la brume, on distingues les montagnes qui l'encerclent et la préservent des séismes et autres typhons.

La tour de Kyoto, chaque métropole la(es) sienne(s).

Contrairement à celle de Tokyo, la gare de Kyoto est d'architecture ultra-moderne et grimpe dans le ciel sur 11 étages.
   
Mais elle brasse une quantité d'humanité tout aussi impressionnante.


   Puis j'entame un jeu de piste pour trouver le dojo de Yoko Okamoto sensei, où je suis censé aller pratiquer dans deux jours. Je vous en parlerai plus longuement à ce moment là.

Okamoto Yoko sensei, 7ème dan.

Dans les bus japonais, on entre à l'arrière, et on sort, on valide, on composte et on paye à l'avant. Commençant à assimiler les plans, je me lance.

Je repère le petit dojo d'Okamoto Yoko sensei. Dans une minuscule impasse, charmante et pittoresque, plus poétiquement propice à stimuler la représentation qu'on pourrait se faire du lieu ou s'enseigne la voie que le cube de béton de l'Aikikai.

"J'ai pu louer - un coup de chance - un bâtiment dans l'immense enceinte du temple bouddhique Daitoku-ji. Littéralement traduite, notre adresse donne : pavillon de l'Auspicieux Nuage, Temple de la Grande Vertu, Quartier de la Prairie Pourpre, Secteur du Nord, Kyoto."
Nicolas Bouvier.- Chronique japonaise.



   En 1964 l'écrivain voyageur suisse Nicolas Bouvier, pour vivre, devient concierge du temple Daitoku-ji et, pendant 4 mois, s'occupe du courrier.


   Il conviendrait plutôt de dire : le complexe de temples. Daitoku-ji est en fait un grand monastère dans une vaste enceinte de plusieurs hectares. 



   Selon Bouvier, cette enceinte "n'entrerait pas dans le Champ-de-Mars, et il faudrait des vies longues et nombreuses pour compter les tuiles de ses toits".