vendredi 26 octobre 2018

L'irrésistible attrait des Pringles

Et tout d’un coup le souvenir m’est apparu. Ce goût, c’était celui du petit morceau de madeleine que le dimanche matin à Combray (parce que ce jour-là je ne sortais pas avant l’heure de la messe), quand j’allais lui dire bonjour dans sa chambre, ma tante Léonie m’offrait après l’avoir trempé dans son infusion de thé ou de tilleul. La vue de la petite madeleine ne m’avait rien rappelé avant que je n’y eusse goûté ; peut-être parce que, en ayant souvent aperçu depuis, sans en manger, sur les tablettes des pâtissiers, leur image avait quitté ces jours de Combray pour se lier à d’autres plus récents ; peut-être parce que, de ces souvenirs abandonnés si longtemps hors de la mémoire, rien ne survivait, tout s’était désagrégé ; les formes – et celle aussi du petit coquillage de pâtisserie, si grassement sensuel sous son plissage sévère et dévot – s’étaient abolies, ou, ensommeillées, avaient perdu la force d’expansion qui leur eût permis de rejoindre la conscience. Mais, quand d’un passé ancien rien ne subsiste, après la mort des êtres, après la destruction des choses, seules, plus frêles mais plus vivaces, plus immatérielles, plus persistantes, plus fidèles, l’odeur et la saveur restent encore longtemps, comme des âmes, à se rappeler, à attendre, à espérer, sur la ruine de tout le reste, à porter sans fléchir, sur leur gouttelette presque impalpable, l’édifice immense du souvenir.
Marcel Proust.- À la recherche du temps perdu.


   L'aveuglement néocolonial est un thème récurrent de la guerre contre le terrorisme. Dans la prison de Guantánamo Bay, qu'administrent les Américains, on trouve une pièce connue sous le nom de "cabane de l'amour". Une fois qu'on a établi qu'ils ne sont pas des combattants ennemis, les détenus y sont conduits en attendant leur libération. Là, ils ont la possibilité de regarder des films hollywoodiens et de se gaver de "fast-food" américain. Asif Iqbal, l'un des trois détenus britanniques connus sous le nom du Tipton Three (le trio de Timpton), eut l'occasion de s'y rendre à quelques reprises avant que ses deux amis et lui ne fussent enfin libérés. "Nous regardions des DVD, mangions des hamburgers de McDonald, des pizzas de Pizza Hut et, en gros, décompressions. Dans ce secteur, nous n'étions pas enchaînés. Nous ne comprenions pas pourquoi on nous traitait de cette manière. [...] Le reste de la semaine, nous étions dans nos cellules, comme d'habitude. [...] Une fois, le dimanche précédant notre retour en Angleterre, Lesley [un agent du FBI] a apporté des chips Pringles, des glaces et des chocolats." Selon Rhuhel Ahmed, ami d'Iqbal, le traitement de faveur avait une explication très simple : "Ils savaient qu'ils nous avaient maltraités et torturés pendant deux ans et demi, et ils espéraient que nous allions tout oublier."


    Ahmed et Iqbal avaient été faits prisonniers par l'Alliance du Nord pendant qu'ils visitaient l'Afghanistan, où ils s'étaient rendus pour assister à un mariage. Ils avaient été sauvagement battus, privés de sommeil, rasés de force et privés de tout droit pendant 29 mois. On leur avait aussi injecté des drogues non identifiées et on les avait obligés à rester dans des positions inconfortables pendant des heures. Pourtant, l'irrésistible attrait des Pringles était censé leur faire tout oublier. Telle était effectivement l'intention.
   Difficile à croire, même si, au fond, le projet mis au point par Washington pour l'Irak reposait sur le même principe : secouer et terroriser le pays tout entier, détruire délibérément son infrastructure, rester les bras croisés pendant que sa culture et son histoire étaient vandalisés - puis tout arranger au moyen d'un afflux d'appareils électroménagers bon marché et de junk food importé. En Iraq, le cycle de l'oblitération et du remplacement de la culture n'eut rien de théorique : en fait, quelques semaines seulement suffirent pour boucler la boucle.
Naomi Klein.- La Stratégie du choc.

lundi 22 octobre 2018

La dose de Wrobly : vendémiaire 2018 EC


   Armand Ernest.- L'Initiation individualiste anarchiste.
   Quand j'étais ado, Stirner était pour moi une vache sacrée. J'ai lu plusieurs fois l'Unique et sa propriété, dans deux éditions et traductions différentes. Plusieurs fois également, dont une version bilingue (en allemand, donc), le Faux principe de notre éducation (dont j'aimais à me réciter la phrase : "Wer ein ganzer mensch ist, braucht keine Autorität zu sein, de mémoire). Enfant timoré et solitaire, comme c'est souvent le cas (beaucoup de souffreteux, malades, infirmes ont des rêves de grandeur, de puissance, de panache...), je pensais avoir trouvé mon modus vivendi, et que la révolte contre toute autorité et tout principe supérieur de droit a priori m'apporterait le bonheur, la jouissance sans entraves et la vie sans temps mort. Las, mon pire ennemi n'était pas à l'extérieur, mais bien en moi-même, et j'avais beau avoir battu en brèche tous les préjugés (enfin certains, restons humble), je restais un écorché vif incapable d'aller vers les autres et d'établir des relations un tant soit peu satisfaisantes (ne parlons pas d'épanouissantes) comme peuvent le faire, même en régime de civilisation autoritaire, des personnes plus normales. J'en vins à finir complètement vaincu, et à admettre que seul, je n'étais pas grand chose, je pouvais quelquefois peu et souvent pas, et que j'avais besoin d'aide, l'aide des autres, l'aide d'une force collective, l'aide des relations humaines. J'ai donc fini par laisser tomber Stirner, mais en conservant une vive sympathie et nostalgie pour lui et son oeuvre (qu'est-ce que je ne pouvais pas blairer les Marx et Engels, ces premiers de la classe branchouilles qui aspiraient au rôles de caïds et se foutaient de sa gueule : même aujourd'hui, alors qu'on nous dit parfois que finalement ils n'étaient pas si méchants que ça, j'ai un peu de mal). Et puis finalement, je l'avais mal compris, Stirner : il ne nous dit pas de ne pas nous attacher, de ne pas nous associer, mais de le faire en pleine conscience, sans tomber dans les panneaux, ruse ou force des dominants ou oppression collective autonome. Que si je m'associe, c'est pour augmenter ma (notre, nos) puissance(s) et ma (notre, nos) libertés(s), quitte à sacrifier certains aspects jugés moins importants, et non pas pour réaliser mon Humanité, l'Histoire, ou la Cause, Ceci ou Cela. Comme l'avait écrit Catherine Baker, je crois, il ne nous dit pas "chacun pour soi", mais "chacun par soi". Et l'association d'égoïste qu'il propose comme option, n'est-ce pas l'émergence d'un communisme libertaire, mouvant et reconfigurable ad libitum ? Armand n'a pas ce style d'un hégélien qui détruit tout et pour finir le cahier des charges lui-même que l'Hegel assigne à l'humanité via son élite bourgeoise. Ce qui m'a surpris, c'est qu'il n'est pas du tout social. Pour lui, l'idéal de vie, comme Brassens, c'est la solitude. Et son credo économique c'est "propriété de l'outil de production et des produits du travail", et libre concurrence par troc ou échange monétarisé entre les producteurs, sans intervention extérieure. Çà pourrait avoir un côté miltonfriedmanien, mais ça n'a évidemment rien à voir, le monde d'Armand répudiant avant tout domination et exploitation : chacun possédera son outil et jouira comme il l'entend de ses produits, mais il ne pourra pas posséder plus que ce qu'il est capable de produire lui-même. Cela relèverait plus du marché populaire de la Plaine, du bazar, de l'agora, que du totalitarisme des hyper-marchés. J'ai quand même du mal à imaginer. Que personne ne me force à donner le fruit de mes efforts, soit, même si j'ai quand même à un moment ou un autre profité de structures prééxistantes qui m'ont aidé à produire ce que j'ai produit, ok. Mais deux problèmes se posent à moi :
1- Les infirmes, les fous, les enfants, les vieillards, les malades, ils meurent ?
2- Seul, en me crevant comme une bête de somme, si j'arrive à m'autosuffire en céréales par exemple, qui me construira ma maison à côté, m'apportera l'eau courante, me soignera, me filera mes vêtement chauds pour l'hiver ?... Je pourrai vendre mes céréales, mais en produisant seul, aurais-je un excédent suffisant à vendre après ma propre subsistance et sera-ce suffisant pour mes autres besoins ? Sans force collective mes forces sont bien réduites, ou est-ce parce que j'ai tout désappris et que tous les moyens de la terre nous ont été confisqués depuis quelques siècles que je ressens cela ? Il est vrai qu'Armand place la liberté individuelle avant l'économie, secondaire, et qu'il préfère une cabane et la liberté que le confort avec quelques sacrifices au collectif. Pourquoi pas, on retrouve là un peu de zad et de décroissance. Il dit que le collectif ne doit être qu'un pis aller. Mais par là il dénigre toutes les joies qu'on peut retirer de l'amitié, de l'action commune, de l'entraide. Il critique beaucoup le communisme libertaire : il met à jour les problèmes que poseraient un principe aussi simple et apparemment évident que la prise au tas, si bien que ça en devient une véritable usine à gaz, mais il me semble que sa propre solution de producteurs individuels passant leur temps à acheter et vendre en est aussi une, et que pour quelqu'un ayant piètre opinion de l'économie, il passerait le plus clair de son temps à marcher dedans. Pourtant, dans les théories et ses mises en pratique du communisme libertaire, liberté est laissée à ceux qui préfèrent produire seuls de le faire, et liberté à ceux qui préfèrent la mise en commun de la réaliser. Pour ma modeste part, je pense que c'est l'attachement exclusif à l'une ou l'autre option qui est anti-libertaire (d'ailleurs Armand ne condamne pas absolument l'association, il la déprécie, simplement), et qu'un communisme/individualisme réellement anarchiste devrait être un libre jeu de ces formes de vie.

   Ouf ! Suis-je verbeux ! Tout ça pour continuer à s’asphyxier du vent trop chaud de l'haleine fétide du Capital bien parti pour poursuivre son cycle d'empoisonnement ad mortem, finalement. Mais ça m'a fait passer un quart d'heure d'optimisme révolutionnaire, toujours bon à prendre...

   Je n'ai pas encore fini le livre. Peut-être que certaines de mes questions y trouveront réponse. Et puis j'espère qu'il va finir par parler du nudisme révolutionnaire, c'est quand même pour ça que j'ai acheté le livre, et jusqu'à présent peau d'zob !



    Baudelaire Charles.- Oeuvres II. 

Il est impossible, à quelque parti qu’on appartienne, de quelques préjugés qu’on ait été nourri, de ne pas être touché du spectacle de cette multitude maladive respirant la poussière des ateliers, avalant du coton, s’imprégnant de céruse, de mercure et de tous les poisons nécessaires à la création des chefs-d’œuvre, dormant dans la vermine, au fond des quartiers où les vertus les plus humbles et les plus grandes nichent à côté des vices les plus endurcis et des vomissements du bagne ; de cette multitude soupirante et languissante à qui la terre doit ses merveilles : qui sent un sang vermeil et impétueux couler dans ses veines, qui jette un long regard chargé de tristesse sur le soleil et l’ombre des grands parcs, et qui, pour suffisante consolation et réconfort, répète à tue-tête son refrain sauveur : Aimons-nous !… [...] je sens toujours revenir dans ma mémoire, sans doute à cause de quelque secrète affinité, ce sublime mouvement de Proudhon, plein de tendresse et d’enthousiasme : il entend fredonner la chanson lyonnaise,

Allons, du courage,
Braves ouvriers !
Du cœur à l’ouvrage !
Soyons les premiers.

et il s’écrie :

« Allez donc au travail en chantant, race prédestinée, votre refrain est plus beau que celui de Rouget de Lisle. »
Charles Baudelaire, période socialiste, avant qu'il ne découvre et ne s'entiche, aux alentours du coup d’État de Badinguet, de Joseph de Maistre, et qu'il ne décide de se distinguer en posant au réactionnaire, comme un vulgaire Michel Houellebecq.

   Ce tome II des Œuvres complètes donne à lire toute la critique, littéraire, d'arts plastiques (là où il est le meilleur), musicale... et tous les articles de journaux, revues au autres, du grand poète.




mardi 16 octobre 2018

Casuistique et contrition vs pureté du Verbe

Un prêtre argentin ayant collaboré avec la junte expliqua la philosophie de celle-ci : "L'ennemi, c'était le marxisme. Le marxisme au sein de l'Eglise, disons, et dans la mère patrie - le danger que présentait l'avènement d'une nouvelle nation."
Naomi Klein.- La Stratégie du choc.

   [...] Jules* siffla le reste de vin et s'affala sur son lit, les bras en croix, sur le dos. La tête lui tournait. D'un main hésitante, il retroussa sa soutane et trifouilla sa braguette, sans résultat. Ah... du temps du séminaire, comme il était doux de se taper une petite pignole dans la solitude de la cellule, après complies. Bien sûr, c'était un péché, mais le révérend père Eusèbe savait se montrer indulgent, et, au confessionnal, il évacuait rapidement le problème de la chair. il prononçait "cheurre", avançant les lèvres en cul-de-poule. Outre les pignoles, Jules se souvenait du petit Louison, enfant de chœur de la paroisse Saint-Joseph, où, jeune vicaire, il célébra ses premières messes. L'adolescent était si naïf, si serviable... san aube froufroutante laissait deviner le galbe de la fesse, lorsqu'il se penchait pour servir le vin de messe. Ah, nostalgie de la jeunesse !
   Jules sombra dans un sommeil ponctué de puissants ronflements.

   Cuvant son beaujolais, il dormit toute la nuit. La bouche pâteuse, il s'éveilla fort tard, dérangé par un rayon de soleil qui se faufilait au travers des persiennes et vint lui chatouiller le nez.
   Jules se leva et contempla la banlieue ouatée d'une brume matinale. Aussitôt, il s'en fut s'agenouiller sur son prie-Dieu, après avoir pissé un coup.
   - MMrmmrmr... ecce, advenit dominator Dominus... mrmr... et regnum in manus ejus et potestas et imperium... mrmrmr... et Gloria patri et filio et spiritui sancto sicut erat in principio mrmrmr et nunc et semper et in saecula saeculorum... amen ! Ah !... s'écria-t-il, une bonne petite prière pour chasser la gueule de bois, y a qu'ça de vrai !
   Mais alors qu'il se relevait, un rayon flamboyant perfora le ciel bas et lourd, s'incurva et vint frapper Jules, qui courba la tête.


    - JULES... JULES... JULES...
   La voix était grave, caverneuse. C'était Sa voix, à Lui. Jules se mit à trembler. Depuis quelque temps, le Très-Haut condescendait à parler au chanoine, surtout le matin.
   - JULES... JULES... M'entends-tu ?
   -Quatre sur cinq seulement, ô Seigneur ! J'ai... j'ai un peu picolé hier soir ! avoua Jules.
   Le rayon redoubla d'intensité et effleura la barbe du chanoine, dont quelques poils roussirent. Jules comprit que le Très-Haut était en colère.
   Je l'f'rai plus, Seigneur ! sanglota-t-il.
    - Bougre d'abruti ! tonna la voix. Je me contrefous que tu picoles ! Ce n'est pas ce misérable petit péché de rien du tout qui provoque Mon courroux !
   - Ah bon ?
   On m'a dit que tu t'étais encore laissé embobiner par la canaille !
   - C'est qu'ils m'ont remis un chèque pour mes pauvres ! plaida Jules, en rentrant la tête dans les épaules.
   Tassé sur son prie-Dieu, il s'attendait à recevoir une raclée en bonne et due forme à coups de rayon, mais il sentit passer sur sa nuque le souffle divin. C'était un soupir très doux, parfumé d'encens.
    - Ah ! Jules... se lamenta le Seigneur. Mon pauvre Jules ! Que fais-tu de Mon enseignement ? Combien de fois t'ai-je expliqué ? Avec Mon infinie bonté, Mon infinie patience ?
   - Pardon, ô Seigneur...
   - N'implore pas, misérable ! gronda la voix.
   Le rayon crépita et Jules sentit une morsure brûlante sur sa joue.
   - Combien de fois t'ai-je menacé des flammes de l'enfer si tu t'obstinais dans la voie de la collaboration de classes ? Crétin !
   - Je fais de mon mieux, ô Seigneur ! protesta faiblement Jules en portant la main à sa blessure.
    - Silence ! C'est pourtant simple, nom de Moi ! s'écria le Tout-Puissant. Reprenons là où nous en étions la dernière fois ! Récite un peu !
   - Le capital-extorque-la-plus-value-à-la-classe-ouvrière... ânonna Jules ;
   - Ah ! ah ! on fait des progrès... susurra la voix. Allez, va chercher ton cahier !
   Jules s'installa à la table, tailla son crayon. Et, une fois de plus, le Seigneur exposa ses préceptes d'amour.

    Un quart d'heure plus tard, la leçon durait toujours. L'élève se faisait durement tirer l'oreille.
   - C'est pourtant simple, Jules ! s'énervait le Très-Haut. La chute tendancielle, oui, ten-dan-cielle, écris plus vite ! Tendancielle du taux de profit amène la récession lors de laquelle le capital brise les forces productives ! Jules, enfin, c'est élémentaire !
   Le chanoine écoutait. Religieusement.
   - Bon, soupira le Seigneur. Voyons si tu sais au moins le premier cours... Qu'est-ce qui détermine la valeur d'échange d'une marchandise ?
   - Ah, elle est dure, celle-là, Seigneur ! Attendez, j'y suis ! C'est la quantité de travail socialement nécessaire pour la produire ! J'ai bon, Seigneur ?
   - C'est bien, Mon fils, c'est bien... Pour la semaine prochaine tu me réviseras la composition organique du capital ! Tu te souviens, n'est-ce pas ? C sur c+v et tout ce qui en découle...
   - Tes vœux seront exaucés, Seigneur, murmura Jules après avoir regagné son prie-Dieu.
   - Mais cesse dont de te prosterner ainsi ! Un peu de dignité, que dia... ah, tu m'en fais bafouiller ! Jules ! Je fonde de grands espoirs sur toi, à condition que tu veuilles bien t'amender ! Tu es Jules, et sur Jules je rebâtirai mon église ! Car, vois-tu, je n'ai plus grand monde de présentable ! A part de gras pantouflards qui s'endorment au moindre cantique, nom de Moi ! Et l'autre Polack qui se prend pour... pour...
   Le Seigneur s'étranglait d'indignation.
   - C'est une mauvaise passe, ça va se tasser, ô Seigneur ! s'écria Jules.
   Mon troupeau se disperse ! reprit La voix. Je sens que ça foire dans les siècles des siècles, en vérité je te le dis... prie et médite, car je suis l'Unique !
    Soudain, le rai de lumière se tarit. Le chanoine se retrouva seul, à mi-chemin entre Dieu et les hommes. La tâche était rude. A maintes reprises, le Tout-Puissant s'était confié à Jules, son serviteur le plus dévoué. Il lui avait dit la colère des humbles qui arrivaient au ciel furieux de s'être laissé gruger toute leur vie.
   Depuis un petit siècle, le Seigneur recevait régulièrement la visite d'un certain Karl. Un brave garçon, certes un peu bougon, mais qui ne disait pas que des sottises. Karl connaissait avec ses disciples les mêmes déboires que le Seigneur. On tripatouillait le dogme, on sombrait dans la corruption en se foutant du populo crédule... Tant d'efforts pour en arriver à ce désastre.
   Jules était atterré par ces révélations. Il n'osait contredire le Seigneur de crainte d'être illico muté chez Belzébuth. Que faire ? A l'évidence, du côté divin, ça ne tournait plus très rond. Mais Jules, humble brebis dans l'immense troupeau humain, ne pouvait brandir l'étendard de la révolte contre le Créateur...
[...]
    Mais alors qu'il désespérait, il entendit La Voix.
   - Jules... Jules... Jules... Bougre d'abruti ! Vois ce que tu as fait ! Au lieu de suivre mes conseils et de guider mes brebis sur une ligne classe contre classe, tu as semé la division dans le camp ouvrier !
   - Mais Seigneur, moi et mes biffins, nous ne sommes que de pauvres pâtres...
   - Des pâtres, des pâtres ! Mais... tant de zizanie ! ricana le Très-Haut.
   Jules, la tête entre les mains, s'attendait à subir la caresse brûlante du rayon divin, en guise de punition.
   Rien ne vint.
[...]
   - Oui... terrible ! murmura le médecin. [...] Mais venez, Jules est tout près de là, j'entends sa voix !
    Un jeune curé à cheveux longs vint à leur rencontre. Le médecin fit les présentations.
   - Voilà l'abbé Jacques, notre évangélothérapeute ! C'est lui qui soigne votre frère, Ernestine...
   Jules était assis dans l'herbe, vêtu de rouge des pieds à la tête, et lisait un ouvrage de Lénine.
   - Alors, Jules, comment va ? demanda l'abbé.
   - Arrière, laquais de la bourgeoisie, suppôt du capital ! ricana le chanoine.
   - Ah ! Jules, mon Dieu... sanglota Ernestine. Saint Marc, saint Jean, saint Louis et tous les saints...
    - Ma sœur, ne vous tourmentez pas ! s'écria l'abbé. Jules fait de grands progrès...
   Il les entraîna un peu à l'écart. Ils s'assirent sur un banc.
   - Mais je ne comprends plus... dit Etienne. Il a renié saint François ?
   - Tout à fait ! reprit l'abbé Jacques. C'est bien pourquoi j'affirme qu'il progresse ! Il se range aujourd'hui résolument sous la bannière du Seigneur, même s'il croit que celui-ci s'est converti au marxisme. Jules éprouve en fait une grande culpabilité, qui date du temps du séminaire. Il n'est devenu capucin que pour faire plaisir à ses parents.
   - C'est bien vrai, comment le savez-vous ? s'écria Ernestine.
   - L'hypnoconfession, ma sœur ! répondit l'abbé. En fait, son ambition d'adolescent était de mener une grande carrière ecclésiastique, devenir cardinal et, qui sait... pape ? Il y a renoncé. D'où une récrimination sans cesse refoulée contre la hiérarchie épiscopale que Jules transcrit aujourd'hui dans son délire révolutionnaire... Me suivez-vous ?
   - Tout à fait ! s'exclama Étienne, fasciné par la clairvoyance de l'abbé.
   - Dans son délire antérieur, ce non-dit était déjà présent ! poursuivit Jacques. D'où la référence à saint François, fondateur d'un ordre mendiant, résolument hostile aux fastes de l’Église officielle... Suis-je clair ?
   - Vous l'êtes, mon père, vous l'êtes... dit gravement Étienne.
   - Il faut laisser opérer l'Esprit-Saint, conclut l'abbé. Jules retrouvera une vie normale, j'en suis persuadé !
   - Puisse Dieu vous entendre, mon père, murmura Ernestine.
   L'abbé s'était levé et se dirigeait vers Jules.
   - Tout va bien, camarade ! lui lança-t-il.
   -Mort aux bourgeois ! répondit Jules.
   Ernestine voulut lui remettre les quelques friandises qu'elle avait apportées, mais il la traita de grenouille de bénitier.


* A ne pas confondre avec l'abbé Jules, dont nous avons évoqué les affres ici, ici, et . Jules est en l'occurrence chanoine. Il est par ailleurs très fortement inspiré par un abbé ayant réellement existé, et dont nous tairons le nom par respect pour sa charogne qui doit, à l'heure actuelle, souffrir d'un degré de décomposition plus que certain, depuis le temps.

vendredi 12 octobre 2018

Les reprises insolites

   J'avais toujours cru que cette chanson était une chanson religieuse traditionnelle, ce qui n'aurait d'ailleurs absolument pas constitué un problème pour que je l'apprécie particulièrement, j'adore le gospel, Bach, Olivier Messiaen, le klezmer et Nusrat Fateh Ali Khan, entre autres. Mais j'ai appris récemment que c'est en fait une chanson de cul de Leonard Cohen. Ci-dessous, avant l'original, deux versions en arabe, une par un koweïtien, Muhamad Al Husayn


l'autre par une émiratie, Layla Kaylif.


Et le maître, avec sa magnifique chanson, qui n'en finit pas et on ne s'en plaint pas.


   Une fois n'est pas coutume j'ai emprunté ces curiosités à la resserre aux trésors que constitue le blog Entre Les Oreilles.

lundi 8 octobre 2018

Vivre ensemble

   Grüezi ! Wie gots ? Je tiens à vous avouer, une fois n'est pas coutume, je n'ai pas l'habitude de m'étaler sur ma vie privée sur ce porte-voix de la révolution communiste-anarchiste mondiale, que je suis Suisse-allemand, je possède la double nationalité. Mon grand-père maternel était ainsi du canton d'Appenzell, vous savez, le vrai pays du fromage. J'ai encore une tante, un oncle, des cousins, et d'autres membres de la famille à Zürich, dans le canton du même nom, et à Buchs, dans le canton de Saint-Gall, notamment. C'est assez rare, je suis plutôt peu mobile, un peu plouc décroissant mais pas complètement, pas le courage, l'énergie, les amis ou les compétences, mais bon, le coeur y est... C'est assez rare, donc, mais je n'aime rient tant que d'aller leur rendre visite et d'arpenter ce beau pays qui m'évoque quelques souvenirs d'enfance (la plus grand partie de ceux-ci néanmoins ont la Suisse romande pour origine, mon grand-père ayant vécu la période de mes visites avec ma mère à Genève). Cet été par exemple, je suis allé voir tata à Zürich, et on a fait une petite promenade jusqu'au Vierwaldstättersee, le lac des Quatre-Cantons, à Lucerne. Bon, j'avoue que ça pue le fric, et ça n'a pas le cachet de Garges-lès-Gonesse, Villiers-le-Bel ou Saint-Denis, mais de temps en temps, ça change un peu, on ne peut pas dire que j'abuse des voyages.

   Je vous propose aujourd'hui d'en apprendre plus sur cette merveilleuse confédération, et notamment sur sa partie germanophone.

   Bis baud!


Zürich, juste à côté du lac

Paysage Suisse alémanique

Suiss(ess)es allemand(e)s

Luzern (Lucerne)

Un Allemand en Suisse allemande

Vierwaldstättersee (lac des Quatre cantons) 

Et puis puisque l'excellent Pétillon vient de nous quitter, j'en profite pour vous recommander cette très documentée monographie, introduction idéale à la découverte de notre merveilleux pays (d'ailleurs faudra que je le relise, j'ai un doute, est-ce que ça ne se passerait pas plutôt chez ces aristos de luxembourgeois ?...).

vendredi 5 octobre 2018

Sacqueboute XXXIX : Chicago

   C'est mon pote de l'aïki Jamal, kiné qui a mal aux doigts, qui m'a parlé de Chicago. Je ne connaissais pas du tout. Comme il me parlait des diverses démarches médicales qu'il allait devoir faire, en m'évoquant ses douleurs en bossant, en bricolant, en maintenant des katatedori pleins... je complétais : "Et puis il va falloir que tu y ailles mollo sur le piano aussi. Les Nocturnes de Chopin, maintenant, t'oublies ! Tu mets les pouces, ok ? T'arrêtes de te cramponner, de t’agripper !" Il a bien voulu en sourire. Du coup on a parlé musique et j'ai évoqué ma récente activité trombone (deux ans). C'est alors qu'il m'a parlé de Chicago, des qu'auraient joué avec Earth, Wind en Fire... C'est vrai que les musicos n'ont pas l'air mauvais, y compris la section de cuivres, trop peu prégnante à mon goût cependant, en particulier le tromboniste. Mais je trouve que ça vieillit plus que Charlie Parker, par exemple, qui lui était plutôt saxophoniste d'ailleurs.



   Sinon, en moins sexy, mais y a deux trombones dans l'orchestre, il y a la comédie musicale homonyme Chicago.


   Et puis évidemment, il y a l'Art ensemble..., mais là, pas de trombone.



"Chicago is the best place to be. And there, my boys and I read every day La Plèbe, hâte ! déjà va..."
Milton Friedman

Priviouslillonne Sacqueboute :

Moon Hooch
Raymond Katarzynski
Albert Mangelsdorff
Christiane Bopp
Honoré Dutrey
Viscosity
Fred Wesley
Dave Lambert
Roswell Rudd
Curtis Fowlkes
Melba Liston
La Flûte aux trombones
La Femme tronc
Journal intime
Gunhild Carling
Nils Wogram et Root 70
Carl Fontana
Animaux
Trombone Shorty
Cinéma
Feu
Le Canadian Brass
Local Brass Quintet
Buddy Morrow
Bones Apart
J.J. Johnson
Lawrence Brown
Vinko Globokar
Les funérailles de Beethoven
Treme
Craig Harris
Mona Lisa Klaxon
Juan Tizol
Bob Brookmeyer
Daniel Zimmerman
Frank Rosolino
Rico Rodriguez
Kid Ory

Pour finir hommage à Pétillon ! Je ne connaissais rien de sa personne, mais les premiers Jack Palmer (cet hybride de Gai Luron, Gaston Lagaffe et Nestor Burma) m'avaient vraiment fait rire (c'est à dire avec des hoquets dans le diaphragme, rien à voir avec ce qu'on entend par lol ou mdr de nos jours). Et j'avais découvert avec plaisir qu'il avait rejoint le Canard où ses crobards étaient toujours spirituels à souhait (enfin le mien). Peut-être un souvenir d'enfance aussi, ou d'adolescence : un membre de ma famille lisait l'hebdomadaire catholique Télérama, et certains étés, il y avait un feuilleton de Jack Palmer. Puisqu'il en est ainsi, hit the road, Jack !

mardi 2 octobre 2018

La chance aux chansons

   En vrac, au fil des coups de cœur et de nostalgie, des associations d'idées, des lectures, du peu que je capte de l'actu, etc., etc. Ceci fera peut-être l'objet d'une nouvelle rubrique avec des chiffres romains, on verra... En attendant goûtons dès aujourd'hui à la douce exception française de l'art pastel et doux amer de la chanson populaire et réaliste bien de chez nous, nom de Dieu !


   Il paraît que Bernie a appelé à voter modem, puis PS, à des élections récentes, ou moins récentes, je ne sais pas... Lessiveuse du temps ! Fondu au noir de ma jeunesse !


   Tel est d'ailleurs l'aspect le plus tragique des promesses qu'on fit miroiter aux Polonais et aux Russes : s'ils suivaient à la lettre les prescriptions de la thérapie de choc, leur dit-on, ils se réveilleraient un beau matin dans un "pays européen normal". Or les pays européens normaux en question (caractérisés par de solides filets de sécurité sociale, des protections pour les travailleurs, des syndicats puissants et des services de santé socialisés) sont nés d'un compromis entre le communisme et le capitalisme. Maintenant qu'un tel compromis apparaissait comme superflu, les politiques sociales modératrices étaient victimes d'assauts violents partout en Europe de l'Ouest, comme au Canada, en Australie et aux États-Unis. On n'allait tout de même pas introduire de telles politiques en Russie - et encore moins avec des fonds occidentaux.
Naomi Klein.- La Stratégie du choc.



   Mon identité ne sera jamais nationale, un petit geste pour le répéter, non exclusif d'autres plus corsés selon ses moyens.