Enfin, [...] j'entrai dans la bibliothèque. Cet évènement considérable arriva un jour de pluie. En m'introduisant dans le sanctuaire redoutable, mon oncle me tint ce discours :
- Tu vois !... Ce sont des livres !... Et ces livres contiennent tout le génie humain... Les philosophies, les systèmes, les religions, les sciences, les arts sont là... Eh bien ! mon garçon, tout ça ce sont des mensonges, des sottises, ou des crimes... Et rappelle-toi bien ceci... l'émotion naïve qu'une toute petite fleur inspire au coeur des simples vaut mieux que la lourde ivresse et le sot orgueil qu'on puise à ces sources empoisonnées...
Et sais-tu pourquoi ?… Parce que le cœur simple comprend ce que dit la toute petite fleur, et que tous les savants, avec tous les philosophes, avec tous les poètes, en ignoreront toujours le premier mot… Les savants… les philosophes… les poètes !… Peuh !… Ils ne servent qu’à salir la nature de leurs découvertes et de leurs mots, absolument comme si, toi, tu allais barbouiller un lys ou une églantine avec ton caca !… Attends, attends, mon garçon, je vais te dégoûter de la lecture… Et ça ne sera pas long !
Il monta sur un escabeau appliqué contre les bas rayons de la bibliothèque, et prit un livre, au hasard.
- L’Éthique, de Spinoza. Voilà ton affaire.
Étant redescendu, il me remit le volume, non sans avoir tapé sur les plats, à plusieurs reprises, de la paume de sa main.
- Assieds-toi, près de la petite table, là-bas… et lis, à haute voix, à la page que tu voudras.
Mon oncle s’enfonça dans son fauteuil, croisa ses longues jambes l’une sur l’autre, ses longues jambes maigres et pointues, dont les genoux atteignaient l’axe du menton. Et la tête renversée en arrière, le bras droit posé sur l’accoudoir, le gauche pendant, il ordonna :
- Commence !
D’une voix incertaine, ânonnante, je commençai la lecture de L’Éthique. Ne comprenant rien à ce que je lisais, je bredouillais, commettais à chaque ligne des fautes grossières… Mon oncle ricana d’abord ; peu à peu, il s’impatienta :
- Fais donc attention, animal… Tu n’as donc jamais appris à lire… Reprends cette phrase…
Et le voilà qui se passionnait. Il m’interrompait, tout à coup, pour émettre une réflexion, jeter un cri de colère. Le corps en avant, les deux poings crispés sur les bras du fauteuil, les yeux brillants et farouches, tels que je les avais vus, à son arrivée à Coulanges, il semblait menacer le livre, la table, et moi-même. Et il se levait, tapant du pied, vociférant :
- Il trouve que nous n’avons pas assez d’un Dieu !… Il faut qu’il en fourre partout… T’z’imbéé… cile !
Octave Mirbeau.- L'Abbé Jules.
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