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mardi 25 mai 2021

La Dose de Wrobly : Floréal 2021 EC

"[...] vous me demandez alors : "Maître Isogushi, comment dissiperons-nous ces troubles ?" Je vous réponds : "En faisant en sorte que l'on puisse dire de vous : regardez cet homme, à aucun moment il ne se repose ! Et si l'on va jusqu'à proclamer : "Voilà l'homme qui ne dort jamais", c'est mieux encore. Cela signifierait que vos troubles sont derrière vous. [...]""
Patrice Franceschi.- Ethique du samouraï moderne.

"Vous êtes surtout paresseux."
Jean Rostand.




- Blaise Lesire.- Opuscule navrant.

   Comme son illustre homonyme, Blaise Lesire a ressenti le vertige de l'absurdité de l'existence. Mais contrairement au mystique Auvergnat, il n'a pas fait le pari de la foi en un au-delà où il serait cajolé par 72 religieuses vierges de Port-Royal des Champs, mais de celle dans le salut en ce monde par la sieste, tempérée par de complices colloques, sentimentaux, sensibles, sensuels voir érotiques avec de charmantes quoique parfois vindicatives compagnes de différentes espèces.

   Je me suis beaucoup identifié à Blaise Lesire, tout au moins au personnage qu'il campe dans ce tout à fait réjouissant recueil d'aphorismes. A telle enseigne que j'ose me considérer comme un houbiste, modéré certes en regard de la radicalité de l'auteur, disons un houbiste de basse intensité léthargique : il m'arrive encore d'émettre quelques casuistes réserves sur le dogme du fatalisme héroïque, ainsi que sur celui du non-agir critique, tout en les pratiquant maladroitement, mais en restant ataviquement prisonnier de ma nature d'animal façonnier, comme disait Proudhon. Compulsivement je ressens le besoin d'agir pour la révolution anarcho-communiste, on pourrait dire qu'il s'agit là de mon "grain", comme dirait Stirner. Cependant je ne fais rien ou pas grand chose, ce qui maintient ma vie dans une légère culpabilité insatisfaite. Par ailleurs, je sais que si je ne m'agite pas un peu, je vais mal dormir, et cela je ne le tolère pas. Ainsi donc mon houbisme se dilue dans une sobre activité, parfois intense, comme sur les tatamis d'avant COVID, par exemple, mais toujours stoppée nette au moindre besoin de repos. Je suis un houbiste hobbyiste. Je ne sais si cela conviendrait à l'intransigeance du Maître, mais je crois savoir après étude de son enseignement qu'il n'accepte aucun disciple, entendant jalousement rester le seul adepte de sa secte. Libre donc à chacun de s'en inspirer à sa manière.

   Je m'identifie à l'auteur par de nombreux traits :

   - Je suis né sous le signe du Loir. Adepte de la sieste, que je qualifie systématiquement de l'adjectif "délicieuse", des micro-siestes également quand une activité quelconque m'éloigne de mon lit, de la grasse matinée, et sur mon âge mûrissant, des extinctions des feux avant minuit (pas toujours). Au bagne salarial les chiottes m'ont souvent servis de lieu de sommeil, bien calé assis sur le trône. Aujourd'hui, ayant finalement trouvé un lieu de chagrin plus souple, je vais à la bibliothèque fermer les yeux dans un fauteuil (quand il en reste, les adeptes de notre maçonnerie sont légions !). Parfois il m'est arrivé aussi de prendre, à mon poste de travail, la position du penseur concentré sur son clavier, ou adossé au fauteuil le regard sur l'ouvrage, pour pratiquer cet art. Le tout étant d'éviter le ronflement.

   - Je trouve une grande consolation, un moteur de désir et un plaisir sûr dans le jazz. A ce sujet, je voudrais remercies l'aphoriste pour m'avoir fait comprendre enfin, avec un moyen concret pour l'appréhender, après tant d'années de musique en amateur, ce qu'est un rythme ternaire. Le coup du "un et puis deux", relève du génie ! Reconnaissance éternelle !

   - Si je n'ai pas démissionné, c'est un peu tout comme, je me suis reconverti. D'un emploi nécessitant de ma part énergie, créativité, initiative, responsabilité, et flicage, entre autres, je suis passé à un simple job d’exécution. Je n'ai cependant pas été jusqu'au robinsonnesque séparatisme de Blaise Lesire, manque de créativité, d'initiative, d'imagination et de force vitale. Comme quoi, c'est paradoxal, pour vivre heureux feignant, il faut abattre un sacré taf !

   - J'ai haï l'école. Elle m'a traumatisé, terrorisé à 5 ans, à telle enseigne que mes laïcards de parents m'en ont changé pour me mettre chez des bonnes sœurs. J'y ai vécu une infinie tristesse et une insondable solitude, mais moins terrorisé qu'à la laïque (c'est un hasard, évidemment, j'avais dû tomber sur l'instit' sadique de service, je me souviens de son nom, 5 ans ! Madame Stéphanie). Puis, retour au public en CP j'ai eu mes premiers fantasmes de meurtre et désirs de mort, en la personne de l'instit' plutôt gentille a priori rétrospectivement, pauvre madame Pigaillem ! La peur ne m'a pas lâchée au collège, mais j'avais fait le deuil du pouvoir magique de faire mourir les gens par la pensée et admis que ce n'était finalement pas souhaitable. Jusqu'à ce qu'à 15 ans je découvre la potion magique anti trouille, la pillave. Qui répare sur le coup mais ne fait qu'amplifier l'angoisse qui eut tout loisir de me pétrir de nouveau ensuite dans la vie dite active...

   - Je m'intéresse à quelques philosophies et arts martiaux orientaux, en pratiquant certains avec une assiduité variable.


   Nous croisons de bien sympathique personnes dans cet opuscule, de Tchouang Tseu à Franquin, de Lichtenberg à Beckett, de Scutenaire à Brassens et bien d'autres. Je ne prétends pas avoir de l'humour, ce serait présomptueux, mais en lisant l'Opuscule j'avais l'impression que mon esprit en pétillait. L'humour, cette forme supportable de l'angoisse, et cette rupture dans un chaîne logique, n'est-il pas aussi la définition du paradoxe ? En tout cas, Blaise Lesire est un virtuose de l'exercice !

   Je ne m'identifie pas aux traits suivants de l'auteur :

   - Il aime la moto (cela dit je ne juge pas, moi j'aime bien le heavy metal...) ;

   - Les benzodiazépines me sont interdits, je dois négocier mes malaises par des voies naturelles, mais ce n'est pas par vertu, rassurez-vous, plutôt une forme d'allergie me poussant à ingurgiter Xanax, Lexomyl, Valium, Rohypnol et autres Lysanxia par pincées plutôt que par unité, moitié ou quart d'unité.

   L'Opuscule m'a évoqué :

   - Alexandre le bienheureux ;

   - L'écrivain peu connu Pierre Autin-Grenier, qui n'a pas écrit d'aphorismes, mais des poèmes en prose à caractère autobiographique et humoristique. De mémoire, il me semble être un précurseur du houbisme.

   - Le poème Les Hibous, de Baudelaire, un de mes préférés.

   - Ernest Armand.


   Ce qui m'a choqué dans l'ouvrage de Blaise Lesire :

   Ce n'est pas son cynisme, son matérialisme, son épicurisme, son hédonisme simple et naturel entre l'ascétisme du macrobiote et le consumérisme des lou ravis de l'économie, son pessimisme (qui se relativise au fil du temps et des pages puisque vers la fin du recueil nous avons même le plaisir de lire quelques utopies en trois lignes), son inactivisme forcené, sa misanthropie (jamais aigre), non, en tout cela je peux aussi me retrouver. Ce qui m'a réellement déstabilisé et agacé (comme le dit l'auteur, quand nous décidons de prendre un livre, c'est par lassitude de s'agacer soi-même et afin d'être agacé par quelqu'un d'autre, l'écrivain), c'est que nous sommes une fois de plus en présence d'un homme à femme, d'un libertin heureux. Mais comment font-ils ? Moi dont la seule ambition depuis ma tendre adolescence a toujours été de "baiser des gonzesses", comme disait Coluche, ce domaine de ma vie a été lui aussi un immense fiasco, fait de frustration, de chaos, de gâchis, d'eau de boudin (sans mauvais jeu de mot sexiste), de soupe meilleure, toujours, dans l'assiette du voisin. Toutes ces grâces roturières, foisonnant dans les rues, le métro..., toutes ces passantes je les ai convoitées, jamais possédées. Mes rares relations n'étaient pas celles que je fantasmais. "Essayer encore. Rater encore. Rater mieux encore. Ou mieux plus mal. Rater plus mal encore. Encore plus mal encore. Jusqu’à être dégoûté pour de bon. Vomir pour de bon. Partir pour de bon. Là où ni l’un ni l’autre pour de bon. Une bonne fois pour toutes pour de bon." comme le cite notre artiste de l'édredon. Finalement, à 40 ans j'ai fait un enfant (alors que j'étais aussi néo-malthusien que l'aphoriste, mais j'ai finalement été curieux, et peut-être par dépit aussi de n'avoir pu être Casanova), ce qui me permet, vivant en couple depuis 13 ans, de ne pas avoir touché une femme depuis pas loin de 10 ans (je ne tiens pas le compte exact mais le temps passe si vite - ma compagne n'est pas comme moi, adepte de la sieste, et le soir, si on veut lire un peu... après on est quand même pris d'une douce mais insistante torpeur à laquelle il est difficile de résister...), et de ne plus m'emmerder avec toutes ces salades.

   Donc échec total de ma vie, même dans ce domaine-ci des affaires.

   Conclusion, un livre à lire et à relire, qui constitue dores et déjà un support pour mes méditations du matin.


- Georges Bataille / Eric Weil. A en-tête de Critique : correspondance 1946-1951.

   Nous retrouvons l'ami de ce blog Georges Bataille dans ce passionnant recueil épistolaire. Bon, avouons tout de suite que nous rigolons moins que dans Madame Edwarda ou Histoire de l'oeil, mais c'est infiniment plus compréhensible aussi que La Valeur d'usage de D.A.F. de Sade ou La Notion de dépense. C'est même plus compréhensible immédiatement que l'ouvrage ci-dessus commenté. Bataille et Weil, respectivement directeur et rédacteur de la revue Critique, revue générale des publications françaises et étrangères, qui parait depuis la fin de la deuxième guerre mondiale. Les deux hommes y discutent de la réalisation de la revue, les livres à évoquer dans de longs articles ou dans des notes bibliographiques, les rédacteurs qu'ils pensent les plus compétents pour tel ou tel article, etc. Un grand nombre des livres d'envergure édités à l'époque concernant la philosophie, l'histoire, la science, l'actualité, la politique... y passent (un exemple parmi cent : L'Etrange défaite de Marc Bloch), ainsi qu'une flopée d'intellectuels pressentis défilant dans ces lettres. Avec parfois de petits couacs et de légères polémiques, en essayant de passer entre les gouttes gaullistes et staliniennes. Les deux hommes n'ont pas grand chose en commun : "Les pensées de Weil et de Bataille s'opposent en effet comme le système à la dispersion, l'affirmation du caractère systématique de la philosophie au mélange constant et délibéré des plans, à l'hybridation des connaissances et des modes d'intelligibilité. On peut aussi opposer les thèmes qui structurent la philosophie de Weil : raison, violence, discours, opposition de la violence et du discours, action, éducation, dialogue, ..., et ceux qui traversent sensiblement l'oeuvre de Bataille (en tout cas celle de l'après-guerre) : dépense, utilité, sacrifice, violence, érotisme, destruction, mort, souveraineté, communication..." (préface). Weil est un marxiste plutôt non stalinien, très à cheval sur la dialectique historique et le matérialisme scientifique de ses mentors Marx et Hegel. Quant à Bataille, révolutionnaire d'extrême gauche, je ne saurais trop définir précisément ce qu'il est politiquement...

   Toutes ces discussions techniques autour de la constitution d'une revue m'intéressent. Je suis un journaliste raté, même si je n'ai rien fait pour le devenir professionnellement, ça me paraissait trop élevé pour moi. J'ai tâté un peu d'un journal anarchiste artisnal et ultra-confidentiel étant jeune, et puis plus rien jusqu'à cet ersatz individuel de journal appelé "blog". En revanche j'ai toujours lu des journaux, en papier. Surtout des hebdomadaires et des mensuels (les quotidiens, franchement, autant lire le Journal Officiel). Aujourd'hui je lis encore intégralement au moins trois mensuels par mois, et des bricoles.

   Le livre me fait penser évidemment à la correspondance de Baudelaire que je lis par petits bouts depuis un an ou deux. Quand celui-ci dialogue par lettres avec son éditeur Poulet-Malassis (j'adore ce nom !) ou les directeurs des périodique auxquels il participe, on retrouve le même ton, les mêmes préoccupations, ces mêmes histoires d'épreuves à corriger, recorriger, ces mêmes fureurs contre les imprimeurs laissant passer les coquilles !

   Sans y avoir jamais vraiment participé, je suis un peu dans mon univers...

- Michel Bakounine.- Michel Bakounine et l'Italie,1871-1872.

   L'anti-houbiste par excellence : il n'a cessé de s'agiter sur toutes les barricades d'Europe, a fait le tour du monde en passant pendant 8 ans par la case "prison" et 4 ans par celle "Sibérie", pour se replonger finalement dans le militantisme européen tous azimuts. Pourtant c'est un de mes meilleurs copains. Peut-être parce que le monde dont il était plein avec tous ses compagnons internationalistes anti-autoritaires est un monde ou le droit à la paresse aurait certainement été élevé au rang des beaux arts, à côté d'activités passionnelles énergisantes, et de quelques corvées de subsistance librement et égalitairement partagées. Il est vrai aussi que, quand la passion et la foi m'habitent, je peux oublier la sieste... enfin... c'est quand même rare.

   Citations en phase avec les commémorations actuelles :

   Hier, sous nos yeux, où se sont trouvés les matérialistes, les athées ? Dans la Commune de Paris. Et les idéalistes, les croyeurs en Dieu ? Dans l’Assemblée nationale de Versailles. Qu’ont voulu les hommes de Paris ? Par l’émancipation du travail, l’émancipation définitive de l’humanité. Et que veut maintenant l’Assemblée triomphante de Versailles ? Sa dégradation finale sous le double joug du pouvoir spirituel et temporel. Les matérialistes, pleins de foi et méprisant les souffrances, les dangers et la mort, veulent marcher en avant, parce qu’ils voient briller devant eux le triomphe de l’humanité ; et les idéalistes, hors d’haleine, ne voyant plus rien que des spectres rouges, veulent à toute force la repousser dans la fange d’où elle a tant de peine à sortir. Qu’on compare et qu’on juge !
[...]
   Au moment même où la population héroïque de Paris, plus sublime que jamais, se faisait massacrer par dizaines de milliers, avec femmes et enfants, en défendant la cause la plus humaine, la plus juste, la plus grandiose qui se soit jamais produite dans l’histoire, la cause de l’émancipation des travailleurs du monde entier ; au moment où l’affreuse coalition de toutes les réactions immondes qui célèbrent aujourd’hui leur orgie triomphante à Versailles, non contente de massacrer et d’emprisonner en masse nos frères et nos sœurs de la Commune de Paris, déverse sur eux toutes les calomnies qu’une turpitude sans bornes peut seule imaginer, Mazzini, le grand, le pur démocrate Mazzini, tournant le dos à la cause du prolétariat et ne se rappelant que sa mission de prophète et de prêtre, lance également contre eux ses injures ! Il ose renier non-seulement la justice de leur cause, mais encore leur dévouement héroïque et sublime, les représentant, eux qui se sont sacrifiés pour la délivrance de tout le monde, comme un tas d’êtres grossiers, ignorants de toute loi morale et n’obéissant qu’à des impulsions égoïstes et sauvages.
[...]
   Mais tout en rendant justice à sa sincérité incontestable, nous devons constater qu’en joignant ses invectives à celles de tous les réactionnaires de l’Europe contre nos malheureux frères, les héroïques défenseurs et martyrs de la Commune de Paris, et ses excommunications à celles de l’Assemblée nationale et du pape contre les revendications légitimes et contre l’organisation internationale des travailleurs du monde entier, Mazzini a définitivement rompu avec la révolution, et a pris place dans l’internationale réaction.

lundi 24 octobre 2016

La dose de Wrobly, vendémiaire 2016 ère commune


     - Regain de Jean Giono.

    Un petit hameau isolé, à moitié en ruine, grillé par le soleil de plomb du midi de la France. Magnifique. Un hymne à la décroissance, paradoxalement par la recroissance d'un hameau désertifié (deux habitants, dont une vieille femme). Jean Giono fait partie de ces grands écrivains auxquels nous sommes attachés par certaines de ses aspirations éthiques (anti-militaristes, d'amour de la nature...) qui ont malheureusement eu des ennuis à la libération. Notre auteur avait un peu hâtivement cru voir dans la révolution nationale et l'Etat français de papy Pétain une forme de communalisme libertaire dirions nous aujourd'hui* (je connais mal le dossier). Sa deuxième période, moins de terroir, plus stendhalienne, est très belle aussi (le fameux Hussard dont on a dit qu'il l'avait pompé à la Chartreuse), une des pierres angulaires de l'univers mythologique littéraire de mon paternel.

*Cette version est calomnieuse, comme nous l'indique gracieusement un lecteur dans les commentaires. Je le cite : "ses ennuis à la Libération venaient, certes d'une imprudente publication dans Signal, mais aussi et surtout de règlements de compte entre le lui et le Parti Communiste". Moi, ça me va tout à fait. Merci donc au Promeneur et mille excuses aux mânes du cher Jean !

Attention ! des signes ostentatoires risquent de heurter la sensibilité des jeunes publics.

L'intégrale du film.


    - Laissez bronzer les cadavres de Jean-Patrick Manchette et Jean-Pierre Bastid.

    Un petit hameau isolé, à moitié en ruine, grillé par le soleil de plomb du midi de la France. Une bonne vingtaine d'années après Ô dingos, ô chateaux !, mon deuxième Manchette, auteur controversé et prometteur. Saignant.


     - La vie de ma mère de Thierry Jonquet.

    Mises à part deux ou trois nouvelles mineures, je peux dire que ça y est, j'ai tout lu Jonquet ! Incroyable écrivain, véritable illusionniste. Il y a l'atmosphère, il y a la souffrance et la violence, il y a l'horreur, mais aussi et surtout, il y a les chutes ! Et on tombe de haut sauf exception. Ah ! Je n'ai pas lu son roman posthume, mais là, comme ça, ça sent trop le coup éditorial lucratif... Et puis je sature un peu, j'ai pas trop envie. Dites-moi si je me trompe.


     - De Jean Amila : Motus !

    Il existe près des écluses... des barbouzes, des militaires, des règlements de compte, des haines familiales et de classe, des morts qui ressuscitent, des passions noires, de la pourriture et d'étranges insectes luisants et charognards... Incroyable, en achetant ce vieux poche à un bouquiniste au marché de Paramé, j'ai confondu Jean Amila, et André Héléna, jusqu'à hier ! Une bonne vingtaine d'années après avoir lu Le Demi-sel, je croyais voir là mon deuxième Héléna. Quel rapport entre eux ? Je ne sais, peut-être sont-ils tous les deux un peu prolétariens... Motus n'est pas mal, mais il manque quelque chose pour que l'ambiance soit vraiment angoissante... et l'intrigue addictive... Un côté désuet aussi, que je ne ressens pas chez Simenon, peut-être chez Malet, intégralement lu mais ça date...


    - Lettres à Doubenka de Bohumil Hrabal.


    J'aime piocher parmi mes six ou sept étagères de livres à lire, et tomber sur un improbable, dont je ne connais pas l'auteur (un des plus grands écrivains tchèques du XXème siècle, mais je suis autodidacte...), dont je ne sais ni quand, ni par qui il est arrivé là, peut-être offert par mon père, pourtant en général il les dédicaçait... Mais comme nous étions allés ensemble à Prague dans les 90's, j'avais la vingtaine, juste après les évènements de 89 narrés ici, je m'étais dit... Un voyage mémorable, j'étais tellement bourré dans le train que j'ai pissé dans le compartiment, une fois n'est pas coutume, mais mon père, pourtant spécialiste de l'imbibation (il en est mort d'ailleurs) n'avait jamais vu ça. Je me permets d'en parler car Hrabal semble un genre de Bukowski tchèque, et la biture et la bière semblent être des favoris parmi ses thèmes récurrents. Je me souviens aussi de jeunes espagnols dans le couloir longeant le compartiment, j'allais les voir bouteille d'alcool blanc dans une main et le bouquin d'Abel Paz sur Durrutti dans l'autre, heureux de fraterniser. Ils ont semblé n'avoir jamais entendu parler d'aucun des deux hommes. A Prague même, déssoûlé, en bon gogo de touriste, je me suis fait piquer mon portefeuille dans mon sac à dos. On est allé chez les flics, et ben c'était quelques années après la chute du rideau, mais dans les commissariats, ça sentait encore fort l'ancien régime, pas rassurés, qu'on était. Finalement mon père m'a prêté un peu pour continuer à picoler en visitant. J'ai un très beau souvenir de la ville, la place Venceslas, avec toutes ses tavernes, ses orchestres de jazz New-Orleans, le pont dont j'ai oublié le nom, tout cela et le reste évoquant vraiment le nom "bohême", même si, adjectivé aujourd'hui, il est ad nauseam accolé à celui de "bourgeois". Le bouquin de Hrabal est passionnant, ivrogne d'une grande culture, il nous fait partager ses tribulation aux States, invité par une "bohêmiste" (Doubenka) pour des conférences, alors que simultanément à l'est et plus précisément chez lui, c'est le grand dégel des pays du pacte. Il en profite pour raconter moultes anecdotes sur ses auteurs chéris (Kafka, Hasek en Tchéquoslovaquie, les hooligans déjà évoqués ici en Russie, et bien d'autres, notamment américains, comme Kerouac). J'ai parfois quelques réserves morales face à ce qu'écrit Hrabal. Par exemple, je trouve qu'il emploie un peu trop souvent le mot "nègre", avec toujours des appréciations ambigües sur les personnes qu'il désigne ainsi. Et il met sur le même plan la répression "communiste" à Prague, le 21 août ou le 17 novembre, et les émeutes en feu de joie de Detroit (qui, je le concèdent ont été particulièrement meurtrières) : répression = insurrection = gross malheur ! De même quand il qualifie Valérie Solanas de "traînée" en évoquant le carton qu'elle a fait sur son idole (à Hrabal) Andy Wharol. Il y a peut-être une histoire de traduction, peut-être dans son esprit "trainée" est il moins péjoratif qu'en français... Pour finir, Hrabal le dit lui même et on ne lui fera pas la morale sur ce point, en tout cas pas tant qu'on n'aura pas au moins fait cinq ans de cabane comme Vaclav Havel, notre écrivain a beaucoup résisté à l'envie de résister. En 45, il arrive en retard à la fac, juste à temps pour voir tous ses copains étudiants ramassés par les nazis dans des camions pour aller se faire fusiller ou déporter. En 68, il est au bistro. En 89, devant sa télé, sauf quand la révolution de velours semble gagner la partie, là il daigne retourner au bistro en ville. Et avant cela, il a plutôt été adepte du statu quo, préférant aller de temps en temps au ministère de l'intérieur en réunion plutôt que de voir son oeuvre littéraire réduite au silence. Ni exilé, ni prisonnier, il a passé toutes ces années sous les bottes, nazies et staliniennes, à picoler et à écrire sans faire de vagues. A sa décharge, au moins n'a-t-il pas fini président à genou dans une cathédrale... Quant à moi, ça me fait tout drôle parce que, cette tranche d'Histoire qu'il raconte, celle de 89, la fin du bloc, eh bien, contrairement à 45 ou à 68, c'était de mon vivant, j'avais 20 ans, j'étais comme Bohumil déjà bien imbibé aussi, même si pour moi ça n'aurait pas pu durer aussi longtemps que pour lui, c'est si proche, et en même temps si loin déjà...



    - L'Honneur perdu de Katharina Blum d'Heinrich Böll.

    Je l'avais lu dans le texte une première fois, pour dire que je n'en avais pas compris la moitié.

      "D'entrée de jeu, donc, l'essentiel est connu. En apparence, tout suspense est écarté. On sait que Katharina a tué Tötges. Mais même si on imagine quelles bassesses celui-ci a pu écrire, sa mort demeure peu compréhensible. Tous les jours la presse à sensation déverse sa boue. Ses victimes s'en indignent mais ne vont pas jusqu'à assassiner - ni même corriger - les auteurs des articles. Alors pourquoi Katharina Blum a-t-elle réagi aussi violemment ? Telle est la question que pose le livre.
     Question relativement facile [...] et qui en recouvre une autre, capitale, celle-là : comment le mensonge, la haine, la violence verbale peuvent-ils engendrer la violence physique ? Comment la violence naît-elle de la violence ? [...] Baignant dans la fange, propagandiste de la violence, la presse à sensation - et ce n'est pas seulement vrai dans l'Allemagne de l'Ouest des années 70 - se pare hypocritement du masque de la morale, se pose en gardienne de la vertu et de l'ordre.(Présentation de Claude Bonnefoy).
   Dès qu'il eut connaissance de ces deux meurtres, LE JOURNAL se comporta d'assez étrange façon : agitation démentielle, manchettes, placards, éditions spéciales, avis de décès d'un format démesuré. Comme si en ce bas monde où tuer n'a rien d'exceptionnel, le meurtre d'un journaliste avait quelque chose de particulier, de plus important par exemple que celui d'un directeur, employé ou pilleur de banque.
   L'importance excessive accordée par la presse à ces faits divers doit être d'autant plus soulignée que LE JOURNAL ne fut pas seul à leur donner une telle publicité. D'autres journaux qualifièrent aussi le meurtre des journalistes de particulièrement vil, épouvantable, dramatique, au point d'en faire presque, pourrait-on dire, un meurtre rituel. Ils allèrent même jusqu'à parler de "victimes du devoir professionnel".


    - La Valeur d'usage de Sade de Georges Bataille.

    Saignant, aussi. "Sade, c'est formidâââble, n'est pas ? Dans les salons révolutionnaire littéraires, c'est d'un cachet ma chère ! Foi d'André Breton, j'adôôôre ce type !" Et puis c'est tout ? Bataille, quant à lui, trouve ça pitoyable, de se la jouer sadien tant qu'on a pas commencé à le mettre réellement en pratique, et pas que sur le papier !

"[...] Le processus d'appropriation simple est donné d'une façon normale à l'intérieur du processus d'excrétion composé, en tant qu'il est nécessaire à la production d'un rythme alternatif, par exemple dans le passage suivant de Sade :
   Verneuil fait chier, il mange l'étron et veut qu'on mange le sien. Celle à qui il fait manger sa merde vomit, il avale ce qu'elle rend."

Un petit livre, du grand Bataille.


    - Bienvenue : 34 auteurs pour les réfugiés.



    Il y a des noms qui nous ont fait plaisir dans ce recueil de soutien à l'UNHCR pour les réfugiés : Sorj Chalandon, Lola Lafon, Lydie Salvaire. Des qu'on apprécie moins, comme le dessinateur du Journal Officiel, ou une star de la BD (dont on a pu cependant apprécier certains albums). Des connus, des inconnus. Et de belles découvertes (Gauz, dont l'esprit acéré et l'humour nous ont déjà fait jubiler ici). Mais on aimerait pouvoir faire plus que de lire un Seuil et de filer trois balles à une ONG pour aider nos frères réfugiés, et plus généralement pour abolir les lignes tracées par terre... Pour tout dire, cet en-cas littéraire ne nous a pas Calais. On essaye de rester prêt à toute occasion de participer avec nos modestes moyens à la solidarité.


mardi 10 mai 2016

Bibliomanie insolite


   "Emprunts nombreux, en français, anglais ou allemand, d’une étendue de curiosité dont on retrouve la projection dans tel article, tel livre, mais souvent motivée par le pur plaisir de l’encyclopédie : voyages, explorateurs, guide (La Suède), philosophes (nombreux), littérature (choisie), histoire, sociologie, psychanalyse (Freud dès février 1923), peinture, Epictète en grec, Zarathustra en allemand, Léon Chestov en août 1924 (Les Révélations de la mort, Bataille commence d’apprendre le russe), un soudain intérêt pour Napoléon III, Les Champs magnétiques (il ne reçoit donc, ni n’achète, le livre, 2e édition, 1925, rendu dix-sept jours plus tard), Dostoïesvski encore, Gogol, six livres le 16 juin, retour un mois après (deux Dostoïevski dont Le Sous-sol, deux Lautréamont, Roussel et Senancour), réemprunt du Sous-sol et de Lautréamont cinq mois plus tard ; Lautréamont dont on ne souligne pas assez les effets de présence dans la phrase, dans la pensée de Bataille, plus des Fatrasies médiévales telles celles qu’il adaptera pour La Révolution surréaliste (il avait reçu en prix de l’Ecole des Chartes celles de Beaumanoir). Mais aussi, Hegel en novembre 1925 (deux ouvrages), plusieurs Conrad, plusieurs Cazotte, une histoire de la conquête de Mexico en espagnol, deux Lénine le même jour d’octobre 1926, Freud, le 9 mai 1927, les mémoires de Casanova, reprend deux fois Totem et tabou, en juin et en août, Hegel en traduction anglaise, plusieurs études consacrées à Manet, au Mexique, dans toutes les langues, quatre Huysmans un 4 août (1928), L’(Œil de la police, force études sur le sacrifice, L’Epatant (1908-1909) en 1930 (s’appeler Georges Bataille, avoir 33 ans, emprunter Les Pieds Nickelés à la Nationale)."

Francis Marmande.

lundi 18 avril 2016

Notion de dépense

  En tant que classe possédant la richesse, ayant reçu avec la richesse l’obligation de dépense fonctionnelle, la bourgeoisie moderne se caractérise par le refus de principe qu’elle oppose à cette obligation. Elle s’est distinguée de l’aristocratie en ce qu’elle n’a consenti à dépenser que pour soi, à l’intérieur d’elle-même, c’est-à-dire en dissimulant ses dépenses, autant que possible, aux yeux des autres classes. Cette forme particulière est due, à l’origine, au développement de sa richesse à l’ombre d’une classe noble plus puissante qu’elle.

La France décore en catimini le prince héritier d’Arabie saoudite de la Légion d’honneur.

A ces conceptions humiliantes de richesse restreinte ont répondu les conceptions rationalistes qu’elle a développées à partir du XVIIe siècle et qui n’ont pas d’autre sens qu’une représentation du monde strictement économique, au sens vulgaire, au sens bourgeois du mot.

Le PDG de PSA Carlos Tavares double son salaire : 5,24 millions d’euros : « Chut ! Go ahead, make my day ! »

La haine de la dépense est la raison d’être et la justification de la bourgeoisie : elle est en même temps le principe de son effroyable hypocrisie. Les bourgeois ont utilisé les prodigalités de la société féodale comme un grief fondamental et, après s’être emparés du pouvoir, ils se sont cru, du fait de leurs habitudes de dissimulation, en état de pratiquer une domination acceptable aux classes pauvres.

La socialiste serait pressentie pour être présidentiable. Elle pourra alors, si ce n'est déjà fait, profiter du magnifique yacht à propos duquel le petit prédécesseur de Pépère a tant injustement été critiqué.

Et il est juste de reconnaître que le peuple est incapable des les haïr autant que ses anciens maîtres : dans la mesure où précisément, il est incapable de les aimer, car il leur est impossible de dissimuler, du moins, un visage sordide, si rapace sans noblesse et si affreusement petit que toute vie humaine, à les voir, semble dégradée.
[…]
  Il faut ajouter que l’atténuation de la brutalité des maîtres – qui ne porte d’ailleurs pas tant sur la destruction elle-même que sur les tendances psychologiques à la destruction – correspond à l’atrophie générale des anciens processus somptuaires qui caractérise l’époque moderne.
  La lutte de classe devient au contraire la forme la plus grandiose de la dépense sociale lorsqu’elle est reprise et développée, cette fois au compte des ouvriers, avec une ampleur qui menace l’existence même des maîtres.


Georges Bataille.- La Notion de dépense.

mardi 8 mars 2016

Ni au doigt ni à l'oeil

Je pouvais dès lors la considérer comme guérie. Elle manifesta sa joie, me parlant longuement de sujets intimes, quand d'habitude elle ne parlait ni d'elle ni de moi. Elle m'avoua en souriant que, l'instant d'avant, elle avait eu l'envie de se soulager entièrement ; elle s'était retenue pour avoir un plus long plaisir. L'envie en effet lui tendait le ventre, elle sentait son cul gonfler comme une fleur près d'éclore. Ma main était alors dans sa fente ; elle me dit qu'elle était restée dans le même état, que c'était infiniment doux. Et, comme je lui demandais à quoi lui faisait penser le mot uriner, elle me répondit Buriner, les yeux, avec un rasoir, quelque chose de rouge, le soleil. Et l’œuf ? Un œil de veau, en raison de la couleur de la tête, et d'ailleurs le blanc d’œuf était du blanc d’œil, et le jaune la prunelle. La forme de l’œil, à l'entendre, était celle de l’œuf. Elle me demanda, quand nous sortirions, de casser des œufs en l'air, au soleil, à coups de revolver. La chose me paraissait impossible, elle en discuta, me donnant de plaisantes raisons. Elle jouait gaiement sur les mots, disant tantôt casser un œil, tantôt crever un œuf, tenant d'insoutenables raisonnements.
Georges Bataille.- Histoire de l'oeil .

jeudi 24 décembre 2015

Conte de Noël


Il arriva soudain une chose folle : un bruit d’eau suivi de l'apparition d'un filet puis d'un ruissellement au bas de la porte du meuble. La malheureuse Marcelle pissait dans son armoire en jouissant. L’éclat de rire ivre qui suivit dégénéra en une débauche de chutes de corps, de jambes et de culs en l’air, de jupes mouillées et de foutre. Les rires se produisaient comme des hoquets involontaires, retardant à peine la ruée vers les culs et les queues. Pourtant on entendit bientôt la triste Marcelle sangloter seule et de plus en plus fort dans cette pissotière de fortune qui lui servait maintenant de prison.
Georges Bataille.- Histoire de l'oeil. 

André Masson

Magdeleine, DRH d’un grand groupe du CAC 40, a frôlé le burnout en découvrant sur sa tablette les images de l’ignominie insondable de mauvais pauvres molestant un de ses collègues. Prise d’un éveil spirituel fulgurant, elle prend la décision de se faire carmélite, et ce juste un mois avant que sa boîte fasse un tabac au salon Milipol, pour ses fameux fouets vendus aux pétromonarchies du Golfe et à l’Iran, entre autres. Ce matin là, 25 décembre, dans sa cellule du Carmel de V…, Magdeleine a trouvé au coeur ses lourds brodequins montants un paquet de minces ficelles brunes. Il y en avait sept attachées ensemble à une extrémité, tandis que chaque brin, long d’environ cinquante centimètre, était agrémenté de trois doubles nœuds : le tout formant un martinet d’excellent aloi.

   - Ma chère fille, vous allez être initiée ce soir même aux joies de la pénitence corporelle. Voici une discipline dont il vous faudra user pendant la durée d’un Ave Maria.
[…] 

Ici, un détail qui pour réaliste qu’il soit, n’en vaut pas moins d’être consigné. On voudra bien se souvenir que depuis plus d’un mois, je ne m’étais pas déshabillée. Depuis plus d’un mois, je n’avais pas changé de linge. Je n’en devais d’ailleurs pas changer de sitôt. La fameuse « tunique de purification » qui me tenait lieu de chemise, la même, celle qui m’avait été donnée le jour de mon entrée au couvent, devait, vous m’entendez bien, me rester sur le corps sans être lavée durant les dix mois de noviciat. Alors, en la posant, ce soir-là, pour la première fois depuis trente-trois jours, ma peau fut prise d’une espèce de prurit, en d’autres termes il me vint une soudaine, une irrésistible, une furieuse envie de me gratter.


Oh ! que cela me démangeait ! J’aurais voulu pouvoir me libérer de ce fourmillement sous-cutané, me masser, me frotter avec un gant de crin ou quelque chose de rude, me rouler sur un lit d’orties fraîches.


Mais je n’avais rien de semblable à disposition, et même si je m’étais grattée avec mes seules mains, avec mes ongles, Sœur Elisabeth aurait entendu, et elles se serait opposée, au nom de la pudeur, au nom de la décence, à ce que je prolonge cette occupation délectable.



André Masson


   - Dans un instant, expliqua-t-elle, j’irai ouvrir les portes des autres cellules, puis je réciterai dans le couloir cinq Ave Maria. Vous vous fustigerez pendant le premier Ave Maria seulement. Vous frapperez un coup à chaque syllabe : A-ve-Ma-ri-a. Un Ave Maria fait soixante-sept coups. Soixante–sept, rappelez-vous : vous ne devez pas dépasser ce chiffre. Vous pouvez prendre la discipline indifféremment de la main droite ou de la main gauche et frapper sur tout le buste, par devant ou par derrière, à volonté. Toutefois, pour que ce salutaire exercice rende toute son efficacité, il vaut mieux ne pas appliquer plus de deux coups de suite au même endroit. Autrement la peau s’engourdit et l’on ne sent plus rien. Vous être prête, Magdeleine ? Alors je vais ouvrir les portes de vos compagnes. En ce qui vous concerne, je vous répète : un seul Ave Maria, soixante-sept coups, pas un de plus, sous peine d’offenser gravement Notre Seigneur Jésus-Christ.



Elle sortit en laissant la porte ouverte toute grande. Puis j’entendis qu’elle ouvrait plusieurs autres portes dans le couloir. M’étant retournée l’espace d’une seconde, je l’aperçus qui revenait se poster à l’entrée de ma cellule.


Une faible toux qui ressemblait à un gémissement s’éleva tout près de moi dans la cellule voisine de la mienne.


Sœur Elisabeth de la Compassion laissa s’écouler environ une minute, puis commença à articuler lentement, à très haute voix, en détachant chaque syllabe avec la régularité d’un métronome :


   - A ve Ma ri a gra tia ple na...


Dès le premier A, un bruit caractéristique m’avait fait sursauter. Quiconque n’a pas entendu ce bruit-là ne saurait s’en faire une idée. C’était, en plus sec, comme une salve d’applaudissements aussitôt interrompue, comme, au cours d’une bourrasque, le claquement d’un paquet de pluie contre une vitre.


Mes compagnes du noviciat se flagellaient…


Quant à moi, j’avais raté ce premier coup. Désireuse de rattraper le temps perdu, à la seconde syllabe, je m’envoyai résolument le martinet sur l’épaule gauche. Surprise ! Cela me causa tout juste un léger chatouillement. Je frappai plus fort, dans le dos et sur les côtes, en ayant soin de changer de place à chaque coup, ainsi que la maîtresse des novices me l’avait recommandé. Cela faisait mal, bien sûr, mais point tellement… Mais non, point tellement mal.  J’irai même jusqu’à prétendre que l’insupportable démangeaison qui me parcourait l’épiderme trouvant là une manière de diversion, j’en arrivais à oublier la douleur elle-même pour uniquement goûter le soulagement physique qu’elle me procurait.
[…]


André Masson

Je n’invente rien, je n’embellis rien. Je ne cherche aucunement l’effet. Chacune de mes phrases, au contraire, volontairement dépouillée de toute fioriture, de tout artifice littéraire, cherche à se maintenir dans les limites de la froide description. Ce n’est pas ma faute si, traitant des pénitences corporelles au Carmel, j’ai parfois l’air de piller Sacher Masoch, ou de démarquer certains ouvrages spécialement écrits à l’usage des vieux messieurs férus d’éducation anglaise, et dans lesquels il est question de cravaches, de domination et de bottes à hauts talons.


[…] au Carmel, en ce qui touche la discipline, chaque religieuse s’administrant elle-même le fouet dans sa cellule, dont la porte est seulement laissée ouverte sur le couloir, on entend beaucoup plus qu’on ne voit... […]


Ainsi qu’il m’avait été prescrit, dès le second Ave Maria, je cessai de frapper et je demeurai comme hébétée, les bras ballants et la tête vide, incapable de m’analyser ni de prêter un sens à l’acte que je venais de commettre.


Une indéfinissable langueur me pénétrait, qui annihilait en moi toute velléité de raisonnement. L’idée ne me venait pas de remettre mes habits. Le torse nu, je restais là sans bouger, littéralement médusée, à écouter l’infernale musique que continuaient à faire les martinets sur les chairs des autres novices.


Machinalement mon regard s’attachait à la courbe d’un de mes seins, dont l’ombre se profilait démesurément agrandie sur le mur blanc.


Et flic… Et flac ! Les coups pleuvaient toujours, et ils semblaient redoubler de violence au fur et à mesure que s’égrenaient les syllabes latines.


Pourtant, à chaque Ave, le nombre de flagellantes diminuait. Je veux dire que certaines novices n’ayant comme pénitence que deux Ave Maria, d’autres en ayant trois, d’autres en ayant quatre, chacune cessait d’elle-même au moment voulu.


Au cinquième et dernier Ave, il n’y eut qu’un seul martinet en action, mais il était manié avec une terrible vigueur. Cette novice-là devait avoir à expier des fautes particulièrement graves. Elle se frappait avec une véritable furie, précipitant la cadence et contraignant Sœur Elisabeth à réciter plus vite.


De troublantes onomatopées me parvenaient confusément entre chaque coup, entremêlées de soupirs, de sanglots étouffés, de plaintes enfantines. Et puis, à la fin, ces mots exhalés d’une voix mourante :


-         Oh ! Jésus… Jésus…

André Masson


[…] l’on avait accordé à cette pécheresse la pénitence insigne : la flagellation durant cinq Ave Maria (soit trois cent trente-cinq coups) avec des verges de fer…



Car je n’étais moi, avec mon pitoyable martinet de mauvaise ficelle, bon tout au plus à chasser les mouches ou à épousseter les meubles, qu’à l’orée d’un des cycles dantesques qui composent, dans les Carmels, l’effroyable enfer des pénitences corporelles.


Il y a un apprentissage en tout, et là comme partout au couvent, le dosage est de règle. A une débutante inexpérimentée, le simple fouet de ficelle nouée doit suffire. Mais à la longue, l’accoutumance vient, la chair se blase, et il faut, pour provoquer la douleur, des instruments de flagellation plus perfectionnés et plus barbares : verges de bouleau, fouets de cuir armés de boules d'acier, verges de fer garnies de griffes recourbées qui arrachent à chaque coup une parcelle d’épiderme.


Ces charmants accessoires mirent à peu près six mois à défiler dans ma cellule, après quoi on en revint savamment au martinet du début, car la torture à laquelle on s’habitue perd de son efficacité, et il est nécessaire de donner au corps quelque répit de temps à autre pour qu’il recouvre toutes ses facultés de souffrir.


On ne saurait d’ailleurs laisser croire que ces châtiments atroces sont imposés aux Carmélites, qu’on fait violence à ces malheureuses femmes, qu’on les force à se fouetter au sang, à se lacérer sauvagement la peau chaque soir, avant de se mettre au lit. Non pas ! ces châtiments là, ce sont les Carmélites elles-mêmes qui les réclament, qui les quémandent, qui les mendient auprès de leurs supérieures, en s’accusant le plus souvent de péchés imaginaires.


La moindre entorse à la règle, la plus ridicule peccadille : un éternuement au chœur, un faux-pas dans l’escalier, une miette de pain tombée de la table pendant la collation, toue leur est bon, tout leur sert de prétexte pour revendiquer leur droit à la souffrance physique.


Au Carmel on est accoutumé à ces saintes exagérations. On ne s’étonne de rien. On prend tout au sérieux. Seulement, les supérieures permettent ou ne permettent pas. Elles jugent de l’opportunité d’une fustigation plus prolongée ou plus sévère d’après l’état de sainteté du sujet, de tells sorte que les plus rudes pénitences corporelles en viennent à être considérées non pas comme des punitions, mais comme des privilèges, comme des récompenses, ou si vous voulez comme des primes à la vertu et à la perfection que toutes les religieuses ne peuvent mériter également.


Vous alléguerez peut-être que dans ces conditions, il n’y a qu’à fauter gravement pour se voir octroyer ces… récompenses de la manière la plus libérale. Erreur ! Si l’on admet la faute vénielle, la peccadille sans importance en guise de prétexte, si l’on feint de consentir à ce qu’elle soit la raison déterminante d’un surcroît de macération, il n’en est pas de même pour la faute grave et surtout pour la faute commise de propos délibéré. Bien au contraire, s’il est établi que la délinquante a péché intentionnellement, dans le seul but d’obtenir un Ave Maria supplémentaire, on réduit sa ration normale de discipline, et parfois même on la supprime tout à fait. Ainsi, par un paradoxal renversement des choses, c’est cette réduction ou cette suppression qui constitue le châtiment.


Car l’écueil a été prévu. On ne veut pas que les Carmélites deviennent masochistes par goût ou par plaisir. Nombre  d’entre elles parce qu’elles ont des nerfs ou un tempérament ne sont que trop portées à confondre l’âpre et noble jouissance du martyr enduré pour Dieu, avec certaine jouissance morbide et d’ordre purement sexuel provoquée par la flagellation.


Notez que la plupart du temps elles sont de bonne foi. Dans leur naïveté, dans leur totale ignorance de la vie, et de ses laideurs, elles s’imaginent au moment psychologique que c’est Dieu qui leur verse ces délices, et elles s’abandonnent sans scrupules ni retenue aux transports dont il a bien voulu les combler.

Nul élitisme dans la publication de ce poème de Victor Hugo, il se trouve simplement que nous n'avons pas trouvé La Religieuse, de Georges Brassens...

On réagit contre cela. On lutte autant que l’on peut contre cela, mais pas toujours avec succès. Je n’en donnerai pour preuve que la scène dont je fus témoin quelques jours après ma prise d’habit.

Sœur Angèle de l’Incarnation, une belle fille de vingt-deux ans, pleine de vie et de santé, avait été mise au régime des verges de fer, qui lui avait été constamment refusé jusqu’alors. On se méfiait de sa nature et l’on avait raison.

La séance qu’elle nous valut ce soir là mérite d’être relatée.

Dès le commencement du second Ave nous l’entendîmes haleter et balbutier des mots sans suite. Puis ce furent des râles, et enfin de longs cris spasmodiques, entrecoupés d’exclamations délirantes :

   - Oui, mon Sauveur ! Merci, mon Sauveur ! Ah ! merci !... merci !...

La Mère Supérieure s’était précipitée pour fermer la porte de Sœur Angèle, mais il était trop tard : le mal avait été contagieux. D’une autre cellule maintenant parvenaient ces mots dits sourdement, d’une voix étrangement rauque :

   - Tiens, mon Dieu… tiens, mon Dieu… tiens, mon Dieu…


Celle-là offrait, à n’en pas douter, quelque chose à Dieu. Qu’offrait-elle ? Ses souffrances ? Ou bien… elle-même au sens biblique du terme ?


Finalement toutes les portes furent refermées au quatrième Ave Maria, la Supérieure ne se souciant pas d’en entendre davantage.


Et le lendemain des sanctions étaient prises contre les deux fautives. A la trop ardente Sœur Agnès on redonnait son martinet de cuir qui ne lui causait aucune sensation. Quant à l’autre religieuse on réduisait la durée de sa pénitence de quatre Ave à deux.


A cette époque là j’étais une jeune fille. Je ne savais pas. Cette scène inouïe avait déterminé en moi plus d’épouvante que de trouble. Mais plus tard je devais réfléchir à ces choses et comprendre… comprendre que ce soir là, au Carmel de V… j’avais assisté à de véritables crises de fureur érotique.

Hans Bellmer


jeudi 16 juillet 2015

Dieu est barbu !

A la veille de la fin du carême pour nos amis musulmans, et nonobstant le fait que cet article ne les concerne pas puisque leur religion prohibe toute représentation de Dieu en particulier, et se méfie de toute image en général, bref, que nos chers compatriotes, pour ne parler qu’eux d’eux, mettent le sens de la vue à l’index, à défaut de se mettre le doigt dans l’œil (même si aujourd’hui ce qui cachait à la vue en islam devient ce qui s'expose, se met en spectacle, revendique, symbolise, comme un tatouage tribal : lire à ce sujet un très intéressant entretien dans le dernier numéro de la revue Jeff Klak), et qu’ils trouveraient cet article peu ou prou sacrilège ; à la veille de la fin du jeûne donc, et avant d’en venir à mon propos, je tenais à leur souhaiter un bon appétit et mbrok l’aïd.

Cela fait, et dans la continuité de mes recherches théologiques liées à la profonde inquiétude existentielle qui me taraude au quotidien, je souhaitais m’adresser plutôt aux iconophiles, et à m’inscrire en faux contre certaines conceptions de Dieu. J’en ai déjà parlé ici. Chez certains sectaires du glabre, zélateurs d’une vision tendancieusement enfantine, équivoque et pour tout dire proto-païenne du Créateur, non seulement Icelui n’arbore ni barbe ni moustache, mais même son joufflu est tout pelé. Le texte ci-dessous, très pascalien dans son vertigineux voyage de l’angoisse à l’illumination si ce n'est que, contrairement à celles du parieur pleurant de joie, il est d’inspiration et de tradition gnostique, remet les choses à leur place en nous rassurant sur la bonne santé de l'ineffable système pileux de Celui dont tout procède.


“ De mon hébétude, une voix, trop humaine, me tira. La voix de Mme Edwarda, comme son corps gracile, était obscène :
- Tu veux voir mes guenilles ? disait-elle.
Les deux mains agrippées à la table, je me tournai vers elle. Assise, elle maintenait haute une jambe écartée : pour mieux ouvrir la fente, elle achevait de tirer la peau des deux mains. Ainsi les « guenilles » d’Edwarda me regardaient, velues et roses, pleines de vie comme une pieuvre répugnante. Je balbutiai doucement :
- Pourquoi fais-tu cela ?
- Tu vois, dit-elle, je suis DIEU…
- Je suis fou…
- Mais non, tu dois regarder : regarde !
Sa voix rauque s’adoucit, elle se fit presque enfantine pour me dire avec lassitude, avec le sourire infini de l’abandon : « Comme j’ai joui ! »

Il n'y a qu'un seul Dieu

Mais elle avait maintenu sa position provocante. Elle ordonna :
- Embrasse !
- Mais…, protestai-je, devant les autres ?
- Bien sûr !
Je tremblais : je la regardais, immobile, elle me souriait si doucement que je tremblais. Enfin, je m’agenouillai, je titubai, et je posai mes lèvres sur la plaie vive. Sa cuisse nue caressa mon oreille : il me sembla entendre un bruit de houle, on entend le même bruit en appliquant l’oreille à de grandes coquilles. Dans l’absurdité du bordel et dans la confusion qui m’entourait (il me semble avoir étouffé, j’étais rouge, je suais), je restai suspendu étrangement, comme si Edwarda et moi nous étions perdus dans une nuit de vent devant la mer. “

Ceci n'est pas une caricature de Son prophète

Georges Bataille - Madame Edwarda
Dessins de Hans Bellmer

La prochaine fois nous tenterons de déterminer si Dieu est plutôt arithméticien ou géomètre.