mercredi 24 août 2022

La dose de Wrobly : thermidor 2022 E.C.

- Guy de Maupassant.- Boule de suif.
   Comme je vous l'écrivais naguère, je prends un réel plaisir à relire Maupassant. On avait déjà évoqué le petit chef-d'oeuvre qu'est la nouvelle Boule de suif ici, à propos du film Oyuki la vierge (マリヤのお雪, Maria no Oyuki) de Kenji Mizoguchi (1935), adaptation de cette cruelle et ironique histoire. Cruelle au sein de la diégèse, pour la pauvre héroïne, prostituée généreuse et courageuse, même si cocardière, qui se voit mépriser et ignorer par une bande de bourgeois à qui elle a sauvé la mise, sur leur insistance hypocrite et lâche, en couchant avec l'officier prussien qui les retenait en otage. Mais cruelle aussi, oh ! combien, même si réaliste, pour ces bourgeois eux-mêmes, dans les descriptions que le narrateur fait d'eux. Le mois précédent j'avais lu 500 pages de Bakounine période 70 à 72, la même époque, tentant d'organiser l'abolition de la bourgeoisie ainsi que de toute classe sociale au sein de l'Association Internationale des Travailleurs, et en proie aux manœuvres haineuses de Karl Marx, qui le méprisait en premier de la classe mais qui depuis toujours craignait qu'un révolutionnaire de cette envergure fasse de l'ombre à son ambition de pontife du socialisme au sein de la même Internationale ou ailleurs, et intriguait à ses dépends, usant avec virtuosité de l'intrigue, de la calomnie et de l'injure, avec l'aide de son valet de pied Engels et de leur groupe de fidèles. Bakounine décrit excellemment la bourgeoisie et son évolution en tant que classe, qui fut révolutionnaire au temps de l'ancien régime, mais devint ensuite la tique dans le cou des masses que l'on connaît. Cependant à aucun moment dans ces 500 pages ne lit on une description d'un caractère individuel, même si évidemment déterminé en partie importante par la classe sociale, de ces bourgeois, Bakounine répugnant d'ailleurs à toute attaque personnelle et restant dans la critique radicale des positions (idéologiques ou sociales). Ici on a cette critique individuelle, on constate quelle racaille le privilège et l'exploitation peut créer, et on jouit de la méchanceté avec laquelle elle est représentée, même si on enrage toujours de la voir gagner à la fin, jusqu'à aujourd'hui. Il paraît que Maupassant posait au réactionnaire, comme beaucoup des ses semblables gens de lettres (après tout des bourgeois, eux aussi), et des meilleurs, une manière de se rendre intéressant, de ne pas risquer le politiquement correct, les bons sentiments ou l'attribut de Bisounours, d'être plus anti-conformiste que les anti-conformistes en dénonçant confortablement le conformisme de l'anti-conformisme (voir aussi Casanova plus bas). Ils ne sont d'ailleurs jamais autant mauvais (enfin c'est mon point de vue), que dans leurs tirades à deux centimes pour défendre l'ordre face aux rêveurs. Mais là, dans cette incarnation de la lutte des classes et de la dégénérescence et la corruption humaine qu'elle implique chez les dominants, je dis chapeau et merci !
   Les autres nouvelles du recueil, moins cultes, sont malgré tout bien agréables, avec suspense et chute, drôles ou glaçantes, comme celle où on assiste à la torture jusqu'à la mort d'un être simple, débonnaire et sans défenses (comme Boule de suif ?) par un jeune bourreau "sournois, féroce, brutal et lâche".
- Giacomo Casanova de Seingalt.- Journal tome VII.
   Au début de ce volume Casanova rencontre Voltaire à Genève. Je savais que les deux personnages se détestaient cordialement. Ici c'est leur première rencontre, toute d'admiration, mais aussi d'orgueil chez le trentenaire vénitien, de curiosité étonnée chez le briscard de la polémique. On est en 1760, année de naissance de ce cher Babeuf. Eh bien même si on a beaucoup de réserves à l'égard de Voltaire, malgré son héroïque dézingage des absurdes dogmes religieux encore dangereusement au pouvoir à l'époque (il est déiste, pour un despotisme éclairé, raciste paraît-il, méchant à l'égard de Rousseau notamment - Rousseau qu'on rencontre dans le tome précédent quand Casanova lui rend visite à Montmorency, et qui semble complètement insignifiant, pâle, popote, lui qu'on désigne souvent comme l'un des ferments de l'éruption révolutionnaire ultérieure ! - systématiquement sarcastique donc surplombant et blessant, et pas seulement à l'encontre du pouvoir et des dominants... mais on n'a pas lu les œuvres complètes), ici les dialogues sont à son net avantage face à un Casanova qui pose au réactionnaire (voir fiche précédente), partisan de Hobbes, d'un peuple sous la botte, maintenu en laisse par la superstition. Décevant, même si le mythe libertin est déjà bien écorné, après les 6 premiers tomes lus à la lumière de Me too, de Balance ton porc, et plus généralement des luttes féministes. Il est clair et parfois avoué en toute "innocence", que cette collection n'a pu être constituée sans violence parfois, souvent... En tout cas sans relation léonine, de prostitution plus ou moins assumée, dans un monde ou la femme n'est qu'un bien meuble à la disposition du bon plaisir patriarcal. Après Genève l'écrivain aventurier va donc faire accoucher une nonne prenant (et perdant finalement) les eaux à Aix-les-bains pour camoufler sa grossesse, puis pénétrer lui même dans le temple afin d'y sacrifier sur l'autel de l'amour grâce à son ministre portatif et télescopique qu'il affuble parfois d'une capote anglaise pour nous faire rire. En matinée il va coucher avec la femme d'un joueur professionnel complaisant l'ayant missionnée à retenir le grand joueur Casanova à Aix. La maîtresse d'un marquis, partie intégrante de cette compagnie de joueurs qui avait jeté un dévolu sur sa cassette, tente également de le séduire pour le faire rester, mais Giacomo en a marre et une fois sa religieuse ramenée par deux déléguées de la converse à son couvent, il prend la tangente, vers d'autres aventures à Grenoble, ou il convoite une jeune et sage jeune femme de 17 ans, non sans prendre en attendant individuellement d'abord puis collectivement les deux filles et la nièce de son concierge, etc., etc. C'est souvent niais, notamment les dialogues et joutes amoureuses, mais ça se lit vite et bien, et parfois ça fait sourire... ou grincer des dents... Pour se délasser après 500 pages de Bakounine.

Extraits :

Casanova et Voltaire :

— Si Horace avait eu à combattre l’hydre de la superstition, il aurait, comme moi, écrit pour tout le monde.
— Vous pourriez, ce me semble, vous épargner de combattre ce que vous ne parviendrez pas à détruire.
— Ce que je ne pourrai pas achever, d’autres l’achèveront, et j’aurai toujours la gloire de l’avoir commencé.
— C’est fort bon ; mais, supposé que vous parvinssiez à détruire la superstition, avec quoi la remplaceriez-vous ?
— J’aime bien cela ! Quand je délivre le genre humain d’une bête féroce qui le dévore, peut-on me demander ce que je mettrai à la place ?
— Elle ne le dévore pas ; elle est, au contraire, nécessaire à son existence.
— Nécessaire à son existence ! horrible blasphème dont l’avenir fera justice. J’aime le genre humain, je voudrais le voir comme moi libre et heureux, et la superstition ne saurait se combiner avec la liberté. Où trouvez-vous que la servitude puisse faire le bonheur du peuple ?
— Vous voudriez donc la souveraineté du peuple ?
— Dieu m’en préserve ! il faut un souverain pour gouverner les masses.
— Dans ce cas, la superstition est donc nécessaire, car sans cela le peuple n’obéira jamais à un homme revêtu du nom de monarque.
— Point de monarque, car ce mot exprime le despotisme que je hais comme la servitude.
— Que voulez-vous donc ? Si vous voulez que celui qui gouverne soit seul, je ne puis le considérer que comme un monarque.
— Je veux que le souverain commande à un peuple libre, qu’il en soit le chef au moyen d’un pacte qui les lie réciproquement, et qui l’empêche de jamais tourner à l’arbitraire.
— Addison vous dit que ce souverain, ce chef, n’est pas dans les existences possibles. Je suis pour Hobbes. Entre deux maux, il faut choisir le moindre. Un peuple sans superstition serait philosophe et les philosophes ne veulent pas obéir. Le peuple ne peut être heureux qu’autant qu’il est écrasé, foulé et tenu à la chaîne.
— C’est horrible, et vous êtes peuple ! Si vous m’avez lu, vous avez dû voir comment je démontre que la superstition est l’ennemie des rois.
— Si je vous ai lu ? Lu et relu, et surtout quand je ne suis pas de votre avis. Votre passion dominante est l’amour de l’humanité. Et ubi peccas. Cet amour vous aveugle. Aimez l’humanité, mais aimez-la telle qu’elle est. Elle n’est pas susceptible des bienfaits que vous voulez lui prodiguer, et qui la rendraient plus malheureuse et plus perverse. Laissez-lui la bête qui la dévore : cette bête lui est chère. Je n’ai jamais tant ri qu’en voyant Don Quichotte très embarrassé à se défendre des galériens auxquels, par grandeur d’âme, il venait de rendre la liberté.
— Je suis fâché de vous voir une si mauvaise idée de vos semblables. Mais, à propos, dites-moi, vous trouvez-vous bien libres à Venise ?
— Autant qu’on peut l’être sous un gouvernement aristocratique. La liberté dont nous jouissons n’est pas aussi grande que celle dont on jouit en Angleterre, mais nous sommes contents.
— Et même sous les Plombs ?
— Ma détention fut un grand acte de despotisme ; mais, persuadé que j’avais abusé sciemment de la liberté, je trouvais parfois que le gouvernement avait eu raison de me faire enfermer sans les formalités ordinaires.
— Cependant vous vous êtes échappé.
— J’usai de mon droit comme ils avaient usé du leur.
— Admirable ! Mais de cette manière personne à Venise ne peut se dire libre.
— Cela se peut ; mais convenez que, pour être libre, il suffit de se croire tel.
— C’est ce dont je ne conviendrai pas facilement. Nous voyons, vous et moi, la liberté sous un point de vue fort différent. Les aristocrates, les membres mêmes du gouvernement ne sont pas libres chez vous ; car, par exemple, ils ne peuvent pas même voyager sans permission.
— C’est vrai, mais c’est une loi qu’ils se sont volontairement imposée pour conserver leur souveraineté. Direz-vous qu’un Bernois n’est pas libre parce qu’il est sujet aux lois somptuaires, quand c’est lui-même qui est son législateur ?
— Eh bien ! que partout les peuples fassent leurs lois.

La capote anglaise sous Louis XV :
 
   Quand nous fûmes l’un et l’autre dans l’état de simple nature, et tels qu’étaient Adam et Ève avant d’avoir mordu la fatale pomme, je la plaçai comme elle était représentée et, à mon aspect, devinant ce que j’allais faire, elle ouvrit ses bras pour me recevoir ; mais je lui dis d’attendre un moment, car j’avais aussi dans un petit paquet quelque chose qui lui ferait plaisir.
   Je tire alors de mon portefeuille un petit habit d’une pellicule transparente d’environ huit pouces, sans issue et orné à son entrée d’une faveur rose passée dans une coulisse. Je lui présente cette bourse préventive, elle la contemple, l’admire, rit de tout cœur, et me demande si je m’étais servi de pareils vêtements avec sa sœur de Venise.
   « Je veux te costumer moi-même, mon ami, et tu ne saurais croire combien cela me rend heureuse. Dis-moi pourquoi tu ne t’en es pas servi la nuit passée ? Il me parait impossible de n’avoir pas conçu. Eh ! que je serai malheureuse si cela est ! Que ferai-je dans quatre ou cinq mois, quand je ne pourrai plus douter de mon état ?
   - Ma chère amie, le seul parti à prendre est de ne pas y penser, car si le mal est fait, il est sans remède ; mais, ce que je puis te dire, c’est que l’expérience et un raisonnement conforme aux lois connues de la nature peuvent nous faire espérer que nos doux ébats d’hier n’auront aucune conséquence fâcheuse. On dit et on a écrit qu’après les couches la femme ne peut pas concevoir avant d’avoir revu certaine apparition que tu n’as pas encore vue, je crois.
   - Non, Dieu merci.
   - Eh bien ! éloignons toute pensée de trouble et d’avenir funeste qui ne pourrait que nuire à notre félicité actuelle.
   - Je me console entièrement : mais je ne comprends pas comment tu crains aujourd’hui ce que tu ne craignais pas hier ; car je ne suis pas différente aujourd’hui.
   - L’événement, ma chère, a quelquefois donné un cruel démenti aux plus grands physiciens. La nature, plus savante qu’eux, a ses règles et ses exceptions ; gardons-nous de la défier et pardonnons-nous si nous l’avons défiée hier.
   - J’aime à t’entendre parler en sage. Oui, soyons prudents, quoi qu’il m’en coûte. Allons ! te voilà coiffé comme une mère abbesse ; mais, malgré la finesse de l’enveloppe, le petit personnage me plaisait beaucoup plus tout nu. Il me semble que cette métamorphose te dégrade, toi ou moi.
   - Tu as raison, mon ange, cela nous dégrade tous deux. Mais dissimulons-nous pour le moment certaines idées spéculatives qui ne peuvent que nous faire perdre du plaisir.
   - Nous le rattraperons bientôt ; laisse-moi jouir à présent de ma raison, car je n’ai jamais jusqu’ici osé lui lâcher la bride sur cette matière. C’est l’amour qui a inventé ces petits fourreaux, mais il a dû écouter la voix de la précaution, et il me semble que cette alliance a dû l’ennuyer, car elle n’est fille que de la politique.
   - Tu me surprends par la justesse de tes aperçus ; mais, ma chère, nous philosopherons après.
   - Attends encore un moment, car je n’ai jamais vu un homme et je ne m’en suis jamais senti autant d’envie qu’à présent. Il y a dix mois que j’aurais appelé cela une invention du diable, mais actuellement je trouve que l’inventeur a dû être un homme bienveillant, car si mon vilain bossu se fût affublé d’une bourse comme celle-ci, il ne m’aurait pas exposée à perdre l’honneur et la vie. Mais dis-moi, je t’en prie, comment laisse-t-on exister en paix les tailleurs qui les font, car enfin ils doivent être connus et cent fois excommuniés ou soumis à de grosses amendes, peut- être même à des peines corporelles, s’ils sont juifs, comme je le crois. Tiens, celui qui t’a fait celui-ci t’a mal pris la mesure. Regarde, ici il est trop large, ici trop étroit ; c’est presqu’un cintre tout arqué. Quel sot ignorant de son métier ! Mais qu’est- ce que je vois !
   - Tu me fais rire. C’est ta faute. Tu es là à toucher, à caresser : voilà ce qui devait arriver. Je l’avais bien prévu.
   - Et tu n’as pas pu attendre encore un moment ? Mais tu continues. J’en suis fâchée, mon cher ami ; mais tu as raison. Oh mon Dieu ! quel dommage !
   - Le dommage n’est pas grand, console-toi.
   - Comment me consoler ? Malheureuse ! vois, il est mort. Tu ris ?
   - Oui, de ta charmante naïveté. Tu verras dans un moment que tes charmes lui rendront une nouvelle existence qu’il ne perdra plus aussi facilement.
   - C’est merveilleux ! c’est incroyable ! »
   J’ôte le fourreau et je lui en présente un autre qui lui plaît davantage, parce qu’elle le trouve plus fait à ma taille, et elle éclate de rire quand elle voit qu’elle peut l’adapter. Elle ne connaissait pas ces miracles de la nature. Son esprit, étroitement serré, était dans l’impossibilité de découvrir la vérité avant de m’avoir connu ; mais, à peine émancipé, il avait étendu ses bornes avec toute la rapidité que donnent la nature et une avide curiosité. « Mais si le bonnet vient à se déchirer par le frottement, la précaution ne devient-elle pas inutile ? » me dit-elle. Je lui expliquai la difficulté d’un pareil accident, ainsi que la matière dont les Anglais se servent pour les confectionner.