lundi 21 février 2022

La dose de Wrobly : pluviôse 2022 EC

Ce mois-ci deux réactionnaires, mais qui écrivent bien, et des révolutionnaires, qui n'écrivent pas mal non plus.

- Saint-Simon.- Relation du procès intenté pour la préséance par M. le maréchal-duc de Luxembourg, pair de France, contre seize ducs et pairs de France ses anciens, faite par l'un de ses anciens.
   Un premier jet du récit de ce procès (1693-1694) dont on avait déjà pris connaissance dans notre dose de frimaire 2021 EC (cliquer aussi sur Saint-Simon Louis de Rouvroy de dans l'index), quand nous lisions le tome 1 des Mémoires de l'auteur. Il y a quelque chose de comique dans ce grand branlebas chez ces seize ducs et pairs, après les princes du sang "les plus relevés de l'Etat en dignité, en naissance, en alliances, en charges, en biens, en estime et en crédit", menacés de reculer d'un cran dans leur assiduité au petit caca du roi (je caricature, ce n'est peut-être pas au petit caca que cette préséance aurait pu s'appliquer, mais dans d'autres cérémonies tout aussi importantes) par un parvenu par les champs de batailles, arriviste férocement déterminé à leur passer devant en pervertissant les règles d'affectation des titres de noblesse, grâce notamment à son réseau de copains au Parlement (le tribunal de l'époque), et au prestige que lui apporta trois victoires, qui furent aussi des massacres dans son propre camp comme se plait à le prétendre Saint-Simon, dans les Flandres. Pour justifier sa prétention de sauter du 18ème rang de pair de France au deuxième, ce M. de Luxembourg se prévalait d'avoir épousé la fille de deuxième noce (sachant que la première noce avait généré un fils mais comme par hasard déclaré fou et sorti du jeu pour cette raison), de la fille, du fils de François de Luxembourg, en faveur duquel fut érigé en duché en 1576, et en pairie en 1581, Piney, par Henri III, roi de France (et de Pologne). A la décharge de l'amiral, aucun détour par les soubrettes n'a contribué à cette limpide généalogie.
    Les déconvenues de ces seize ducs et pairs, leurs délibérations, leurs stratagèmes, leurs paniques, leurs espoirs et finalement, toujours, leur défaite, vécue différemment par des personnalités très constrastées, auraient pu donner une hilarante comédie de caractères il me semble, avec des acteurs comme Philippe Noiret, Jean Rochefort, Jean-Pierre Marielle, et et un genre de Louis de Funès jeune survolté dans le rôle de Saint-Simon (il a 20 ans au moment du procès), le plus excité, hargneux, voir haineux de tous. Il y aurait le mou, le traître, le dilettante, le pontifiant inutile, le vieux sage bafoué... Et il faudrait un Luxembourg, très calme, posé, regardant cette bande de perdants avec étonnement et presque commisération, je ne sais pas, un Lino Ventura, même si Luxembourg n'est évidemment pas sympathique. Quant aux gens de justice, sauf exception ils sont présentés comme un sacré ramassis de corrompus, de connivents, qui font finalement ce qu'ils veulent au mépris du droit qu'ils sont censés incarner. Il faudrait un belle galerie de méchants sournois de seconds rôles pour les incarner. Ce sont finalement eux qui prendront de plus en plus de pouvoir, pour finir par gouverner cent ans plus tard, au service de la bourgeoisie vainqueure.
C'est dingue, je lis du Saint-Simon pour me sortir de ce siècle, pour me changer les idées, et j'ai l'impression de me retrouver en République.

- Baudelaire.- Nouvelles lettres.
   Quand y en a plus, y en a encore. Voir nos doses de nivôse 2021-2022 EC, frimaire 2019 EC, et plus généralement Baudelaire dans l'index. Cavalerie des traites (stratagème auquel je n'ai toujours rien compris pour se refiler les dettes de copains en copains afin de ne les point payer, ou plus tard...), épreuves à corriger, directeurs de revues à houspiller, ministères à solliciter, éditeurs à qui se brader, ami à trahir, personnes désirant changer la vie à dénigrer, Belges et Lyonnais à détester, peinture et littérature à critiquer (pour le meilleur comme pour le pire), promesses à faire à sa mère et protestation d'affection, plaintes, souffrance, maladie, hargne, colère... la correspondance de Baudelaire.


- Comité invisible.- A nos amis.
   J'ai découvert par hasard ce petit pamphlet qui me semble ma foi fort bien écrit, et dont les vues sont frappées au coin du bon sens et de la clairvoyance. Pour moi qui ai toujours quelques dizaines de longueurs de retard dans ma prise de connaissance du monde comme il va, qui reste pas mal coincé dans les XVIIème, XVIIIème et XIXème siècle dans mes lectures, cela fait du bien d'être pour une fois à la pointe de l'actualité de la critique en même temps qu'au summum de la critique de l'actualité.
   Mais je déconne ! Evidemment que tout le monde connait l'illustre Comité invisible. Il s'agit ici du tome 2 de sa saga. J'avais lu avec délectation et émerveillement le tome 1, et je viens de commander le 3 à la Fabrique. J'adore. C'est beau comme du Tiqqun qu'on comprendrait presque (restons modeste) intégralement. Cet opus a évidemment pris 8 ans dans les dents, ça a déjà vieilli, vous vous souvenez, vous, des mouvements des places, et de la montée de sève et d'espoir qu'ils ont provoqué chez les sympathisants révolutionnaires ? Et les insurrections arabes ? Tout ça a été balayé. Depuis, tant de merde est advenue (assassinats collectifs par des fanatiques religieux, dictatures venant remplacer les dictatures, montée et accès au pouvoir du fascisme dans le monde entier, catastrophe écologique exponentielle en roue libre, pandémie, répression perdant toute limite dans les démocraties, son lot de mutilation, d'enfermements politiques à peine voilés par le discours du droit, droit obsolète dans la gestion technocratique du vivant qui devient la norme, et toujours les mêmes riches toujours plus riches...) mais aussi tant d'inattendues irruptions d'anciennes ou de nouvelles formes de luttes (contre la loi "Travaille !", contre la réforme des retraites, gilets jaunes, classe toujours en lutte dans le monde...). Mais tout cela sera peut-être mis en perspective dans Maintenant... Quoique celui-ci date déjà de 2017... Quand il vous dit qu'il a toujours dix longueurs de retard le Wroblewski !


 

vendredi 11 février 2022

Du désespoir plein la trompette


   Les flics continuent de nous arroser. Le nettoyage est implacable.
   Quand soudain j'entends une trompette. Une vraie. En si bémol. Cela ne se peut et pourtant cela est. Alors que le rond-point est saturé de gaz et complètement déserté, un trompettiste le parcourt, titubant presque. Collant l'embouchure de son instrument aux lèvres, il joue La Sonnerie aux morts. Il ne porte ni masque ni lunettes. Il chancelle. Il souffle à nouveau dans son biniou et les notes fusent. Droites et tendues. Sépulcrales et solennelles. Je ris. C'est nerveux. Ce n'est pas possible. Humainement ce n'est pas possible. Il faut de l'air - et pas qu'un peu - pour souffler dans un instrument pareil. Or l'air est irrespirable au coeur du rond-point. Je me frotte les yeux. Tente d'arrêter quelques gilets en cavalcade pour que quelqu'un m'explique. Un peu de rationalité bordel ! Mais c'est comme si tout le monde me passait au travers. Je me dis qu'il faut que je filme la scène sinon personne ne me croira. Mais les gaz arrivent. Je jette un dernier regard vers l'ombre chétive du musicien et me mets à courir moi aussi.
Extrait de Péage sud de Sébastien Navarro.

vendredi 4 février 2022

Le flamenco de Paris


   Harpe et guitare avaient connu leur période de vogue comme instrument accompagnateur de la romance. La guitare fut en fait très à la mode sous le Directoire ; l'imagination des facteurs se déchaîna alors au point que la Revue musicale note en 1828 : "de tous les instruments celui qui a éprouvé le plus de révolutions depuis ving ans".
   Son répertoire évolue alors : "Autrefois la guitare était regardée comme un instrument de simple accompagnement, très favorable aux personnes qui chantent avec plus de goût que de force d'organe. Nos virtuoses modernes [...] ont voulu changer la destination modeste de cet instrument et l'assimiler à la harpe dans des concertos et variations très difficiles". Au début du siècle il est vrai que la guitare a vu naître déjà de brillants virtuoses [...] ; Paganini fut aussi un excellent guitariste et transposa les effets de cet instrument au violon ; Berlioz, qui en joua également, la fait figurer dans son Traité, tout en déplorant qu'elle soit devenue de plus en plus rare.

"un instrument de simple accompagnement, très favorable aux personnes qui chantent avec plus de goût que de force d'organe."

   Méthodes et journaux (Le Troubadour ambulant, par exemple) cessent en fait bientôt de paraître ; quelques guitaristes isolés, souvent étrangers, continuent seuls à se produire [...] ; mais l'instrument tombe peu à peu dans l'oubli comme le montre cette remarque datée de 1864 : "l'une des dernières soirées de notre excellent professeur Marmontel, au milieu des vibrations triomphantes du piano, s'est tout à coup montré comme une apparition la guitare ! La guitare oubliée, délaissée, douce victime de l'injustice des hommes" (1). A la fin du XIXème siècle, les musiciens ne possédaient plus d'elle qu'une image compassée et bien fausse, comme en témoigne, en argot des gens de lettres, l'utilisation des termes guitare pour désigner une rengaine et guitariste pour rabâcheur (2).

(1) Le Ménestrel du 28 février 1864, p. 102.
(2) E. GOUGET, L'Argot musical, Paris, Fischbacher, 1892 ; cet auteur explique ainsi l'emploi argotique du mot guitare : "Allusion aux ressources bornées de la guitare qui la condamnent à de perpétuelles redites quand elle n'est pas maniée par Huerta".

"ressources bornées de la guitare qui la condamnent à de perpétuelles redites"

   Mode entretenue par le Romantisme, typée chez Mérimée par exemple, accusée par le grand nombre de traductions de Lope de Vega ou de Calderon nées sous le Second Empire ainsi que par les recueils de chansons populaires (P. Lacôme d'Estalenx, Echos d'Espagne - Ed. Moullé, 33 Chants populaires d'Espagne - S. Yradier, Fleurs d'Espagne), mode favorisée par les relations politiques actives avec ce pays voisin, l'hispanisme a laissé de multiples empreintes sur la musique française, que ce soit chez Bizet (Carmen, 1875), Chabrier (Espana, 1883), Ravel (Habanera, 1895). Cette influence permit aussi à la France de ne pas laisser mourir complètement la guitare en cette fin de siècle.

Extraits de Danièle Pistone.- La Musique en France de la Révolution à 1900.