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lundi 22 octobre 2018

La dose de Wrobly : vendémiaire 2018 EC


   Armand Ernest.- L'Initiation individualiste anarchiste.
   Quand j'étais ado, Stirner était pour moi une vache sacrée. J'ai lu plusieurs fois l'Unique et sa propriété, dans deux éditions et traductions différentes. Plusieurs fois également, dont une version bilingue (en allemand, donc), le Faux principe de notre éducation (dont j'aimais à me réciter la phrase : "Wer ein ganzer mensch ist, braucht keine Autorität zu sein, de mémoire). Enfant timoré et solitaire, comme c'est souvent le cas (beaucoup de souffreteux, malades, infirmes ont des rêves de grandeur, de puissance, de panache...), je pensais avoir trouvé mon modus vivendi, et que la révolte contre toute autorité et tout principe supérieur de droit a priori m'apporterait le bonheur, la jouissance sans entraves et la vie sans temps mort. Las, mon pire ennemi n'était pas à l'extérieur, mais bien en moi-même, et j'avais beau avoir battu en brèche tous les préjugés (enfin certains, restons humble), je restais un écorché vif incapable d'aller vers les autres et d'établir des relations un tant soit peu satisfaisantes (ne parlons pas d'épanouissantes) comme peuvent le faire, même en régime de civilisation autoritaire, des personnes plus normales. J'en vins à finir complètement vaincu, et à admettre que seul, je n'étais pas grand chose, je pouvais quelquefois peu et souvent pas, et que j'avais besoin d'aide, l'aide des autres, l'aide d'une force collective, l'aide des relations humaines. J'ai donc fini par laisser tomber Stirner, mais en conservant une vive sympathie et nostalgie pour lui et son oeuvre (qu'est-ce que je ne pouvais pas blairer les Marx et Engels, ces premiers de la classe branchouilles qui aspiraient au rôles de caïds et se foutaient de sa gueule : même aujourd'hui, alors qu'on nous dit parfois que finalement ils n'étaient pas si méchants que ça, j'ai un peu de mal). Et puis finalement, je l'avais mal compris, Stirner : il ne nous dit pas de ne pas nous attacher, de ne pas nous associer, mais de le faire en pleine conscience, sans tomber dans les panneaux, ruse ou force des dominants ou oppression collective autonome. Que si je m'associe, c'est pour augmenter ma (notre, nos) puissance(s) et ma (notre, nos) libertés(s), quitte à sacrifier certains aspects jugés moins importants, et non pas pour réaliser mon Humanité, l'Histoire, ou la Cause, Ceci ou Cela. Comme l'avait écrit Catherine Baker, je crois, il ne nous dit pas "chacun pour soi", mais "chacun par soi". Et l'association d'égoïste qu'il propose comme option, n'est-ce pas l'émergence d'un communisme libertaire, mouvant et reconfigurable ad libitum ? Armand n'a pas ce style d'un hégélien qui détruit tout et pour finir le cahier des charges lui-même que l'Hegel assigne à l'humanité via son élite bourgeoise. Ce qui m'a surpris, c'est qu'il n'est pas du tout social. Pour lui, l'idéal de vie, comme Brassens, c'est la solitude. Et son credo économique c'est "propriété de l'outil de production et des produits du travail", et libre concurrence par troc ou échange monétarisé entre les producteurs, sans intervention extérieure. Çà pourrait avoir un côté miltonfriedmanien, mais ça n'a évidemment rien à voir, le monde d'Armand répudiant avant tout domination et exploitation : chacun possédera son outil et jouira comme il l'entend de ses produits, mais il ne pourra pas posséder plus que ce qu'il est capable de produire lui-même. Cela relèverait plus du marché populaire de la Plaine, du bazar, de l'agora, que du totalitarisme des hyper-marchés. J'ai quand même du mal à imaginer. Que personne ne me force à donner le fruit de mes efforts, soit, même si j'ai quand même à un moment ou un autre profité de structures prééxistantes qui m'ont aidé à produire ce que j'ai produit, ok. Mais deux problèmes se posent à moi :
1- Les infirmes, les fous, les enfants, les vieillards, les malades, ils meurent ?
2- Seul, en me crevant comme une bête de somme, si j'arrive à m'autosuffire en céréales par exemple, qui me construira ma maison à côté, m'apportera l'eau courante, me soignera, me filera mes vêtement chauds pour l'hiver ?... Je pourrai vendre mes céréales, mais en produisant seul, aurais-je un excédent suffisant à vendre après ma propre subsistance et sera-ce suffisant pour mes autres besoins ? Sans force collective mes forces sont bien réduites, ou est-ce parce que j'ai tout désappris et que tous les moyens de la terre nous ont été confisqués depuis quelques siècles que je ressens cela ? Il est vrai qu'Armand place la liberté individuelle avant l'économie, secondaire, et qu'il préfère une cabane et la liberté que le confort avec quelques sacrifices au collectif. Pourquoi pas, on retrouve là un peu de zad et de décroissance. Il dit que le collectif ne doit être qu'un pis aller. Mais par là il dénigre toutes les joies qu'on peut retirer de l'amitié, de l'action commune, de l'entraide. Il critique beaucoup le communisme libertaire : il met à jour les problèmes que poseraient un principe aussi simple et apparemment évident que la prise au tas, si bien que ça en devient une véritable usine à gaz, mais il me semble que sa propre solution de producteurs individuels passant leur temps à acheter et vendre en est aussi une, et que pour quelqu'un ayant piètre opinion de l'économie, il passerait le plus clair de son temps à marcher dedans. Pourtant, dans les théories et ses mises en pratique du communisme libertaire, liberté est laissée à ceux qui préfèrent produire seuls de le faire, et liberté à ceux qui préfèrent la mise en commun de la réaliser. Pour ma modeste part, je pense que c'est l'attachement exclusif à l'une ou l'autre option qui est anti-libertaire (d'ailleurs Armand ne condamne pas absolument l'association, il la déprécie, simplement), et qu'un communisme/individualisme réellement anarchiste devrait être un libre jeu de ces formes de vie.

   Ouf ! Suis-je verbeux ! Tout ça pour continuer à s’asphyxier du vent trop chaud de l'haleine fétide du Capital bien parti pour poursuivre son cycle d'empoisonnement ad mortem, finalement. Mais ça m'a fait passer un quart d'heure d'optimisme révolutionnaire, toujours bon à prendre...

   Je n'ai pas encore fini le livre. Peut-être que certaines de mes questions y trouveront réponse. Et puis j'espère qu'il va finir par parler du nudisme révolutionnaire, c'est quand même pour ça que j'ai acheté le livre, et jusqu'à présent peau d'zob !



    Baudelaire Charles.- Oeuvres II. 

Il est impossible, à quelque parti qu’on appartienne, de quelques préjugés qu’on ait été nourri, de ne pas être touché du spectacle de cette multitude maladive respirant la poussière des ateliers, avalant du coton, s’imprégnant de céruse, de mercure et de tous les poisons nécessaires à la création des chefs-d’œuvre, dormant dans la vermine, au fond des quartiers où les vertus les plus humbles et les plus grandes nichent à côté des vices les plus endurcis et des vomissements du bagne ; de cette multitude soupirante et languissante à qui la terre doit ses merveilles : qui sent un sang vermeil et impétueux couler dans ses veines, qui jette un long regard chargé de tristesse sur le soleil et l’ombre des grands parcs, et qui, pour suffisante consolation et réconfort, répète à tue-tête son refrain sauveur : Aimons-nous !… [...] je sens toujours revenir dans ma mémoire, sans doute à cause de quelque secrète affinité, ce sublime mouvement de Proudhon, plein de tendresse et d’enthousiasme : il entend fredonner la chanson lyonnaise,

Allons, du courage,
Braves ouvriers !
Du cœur à l’ouvrage !
Soyons les premiers.

et il s’écrie :

« Allez donc au travail en chantant, race prédestinée, votre refrain est plus beau que celui de Rouget de Lisle. »
Charles Baudelaire, période socialiste, avant qu'il ne découvre et ne s'entiche, aux alentours du coup d’État de Badinguet, de Joseph de Maistre, et qu'il ne décide de se distinguer en posant au réactionnaire, comme un vulgaire Michel Houellebecq.

   Ce tome II des Œuvres complètes donne à lire toute la critique, littéraire, d'arts plastiques (là où il est le meilleur), musicale... et tous les articles de journaux, revues au autres, du grand poète.




mardi 25 septembre 2018

La ZAD, la lionne libre.

    Marcel Aymé se réfère ici à la tradition régionale de la maison dite "en bois de lune", que l'on retrouve curieusement, de nos jours, en Colombie, à Medellin. On appelle ainsi "invasions" des "terrains municipaux sur lesquels s'installent, sans autorisation, les nouveaux arrivants en ville, y construisant en une nuit le plus possible de «maisons»" (Le Monde diplomatique, avril 1996, p.9).

Michel Lécureur

    Autour d'une table brinquebalante au lieu dit Le Maquis, la discussion court sur les gecedonku turcs, des bidonvilles installés illégalement en une nuit, la loi ne s'appliquant pas entre le coucher du soleil et le matin. Ces auto-constructions forment des quartiers entiers, qui témoignent de la combativité d'habitants n'ayant plus rien à perdre, sauf leur logis du jour.
   Dans son roman Contes de la montagne d'ordures, Latife Tekin raconte que l'un de ces gecedonku a été 37 fois détruit par les autorités et remonté opiniâtrement pendant 37 nuits suivantes. Jusqu'à ce que les bulldozers et les officiels lâchent l'affaire. Belle victoire littéraire de la ténacité et de la taule de fortune.

Nicolas de la Casinière



   Les entours de la maison étaient jonchés de briques, de tuiles, de morceaux de bois et de débris de toutes sortes. Arsène eut la coquetterie de déblayer les abords de la façade, mais il dut se mettre seul à la besogne. Urbain ne prenait même pas garde à lui et semblait avoir oublié sa présence. Sans cesse, il sortait de sa maison pour en faire le tour, y rentrait, arpentait les deux pièces, ne se lassant pas d'ouvrir et de fermer les fenêtres. Arsène dut l'appeler trois fois pour qu'il consentît à venir se réchauffer d'un coup d'eau de vie. Pressé de retourner à sa maison, il avala son tord-boyau comme on expédie une corvée. Pour sa part, il ne sentait ni le froid, ni la fatigue et piaffait d'impatience.
    "Attendez donc, lui dit Arsène. La maison, ce n'est pas tout. Il faut penser aussi au reste qui ne se fera pas dans une nuit."
   Arsène se mit à parler jardin, clôture, basse-cour, porcherie. Urbain, devenu attentif, opinait en silence.
   "Quand vous serez chez vous, ce n'est pas l'ouvrage qui vous manquera. A l'automne qui vient, je vous en vois déjà sur les bras. Je demanderai à ma mère de vous laisser le champ des Jacriaux. Vous en serez de labourer avant de faire vos semailles. Cet hiver, vous n'arrêterez pas non plus."
    A la pensée de tout ce travail qui l'attendait, Urbain sentait son cœur s'élargir. Il lui semblait voir fleurir sa maison.
   "Maintenant, si vous voulez, on va s'en aller prévenir Voiturier. Je crois qu'on ferait bien de fermer la maison, hein ?
   - C'est ce que je pensais aussi", dit Urbain.
   Il entra encore une fois dans la maison pour se donner la joie de tirer les persiennes. En sortant, il ferma la porte à double tour et, après avoir ôté la clé de la serrure, hésita sur ce qu'il convenait d'en faire. Arsène l'attendait sur la route et adressait un signe d'amitié à Juliette, apparue sur le pas de la porte. Le vieux se décida à mettre la clé dans sa poche et eut un large sourire. Sur la route, il se retourna vingt fois pour voir sa maison. La distance rendait plus sensible le changement qu'elle introduisait dans un paysage familier. Lorsqu'elle eut cessé d'être visible, il saisit le bras d'Arsène et se mit à le serrer. Il ne pensait plus à sa maison, mais au grand bonheur qu'il avait cru perdre et que l'aube lui rendait. Soudain, il sentit la fatigue du travail de la nuit peser à ses épaules et dans tous ses membres. Il lui sembla porter encore un fardeau et sa haute taille se voûta un peu. Posant la main sur l'épaule d'Arsène, il s'y appuya lourdement et goûta la joie de cet abandon.


    Voiturier était seul dans la cuisine de la ferme où il achevait de se raser en face d'un miroir pendu à l'espagnolette de la fenêtre. Sa fille et ses domestiques, profitant du dimanche, étaient encore au lit. Pour lui, l'heure du matin était la plus redoutable, celle où ses angoisses métaphysiques, dépouillant toutes espèces solides, flottaient dans sa conscience comme des pâleurs de linceul et des tranches de ciel froid. Dieu, incorporel, ayant déposé jusqu'à sa barbe, n'était qu'une volonté sourde sans chemins de prière ni paliers de pitié. C'était l'heure blanche et glacée où la Vierge et les saints intercesseurs, fichés sous une chape d'aube, regardaient durcir les crimes des pécheurs dans l'horreur boréale de l'église paroissiale. Voiturier sentait des nébuleuses et des éternités dériver dans sa tête. L'infinité de Dieu, de sa colère et de son indifférence, lui donnait la gueule de bois. Et la Laïcité ne répondait plus. Sur la photo suspendue au mur de la cuisine, le visage ordinairement si expressif du député de l'arrondissement se fermait, sa barbe noire semblait être en poils de balai. Soudain, le maire se tourna vers lui, le rasoir en l'air, et murmura :"A la fin, moi, j'en ai plein le dos !" Il revint à sa barbe, mais en essuyant son rasoir, il se tourna encore un coup : "Avec vos conneries, vous finirez par me faire tout manquer." Et une troisième fois : "Vous m'emmerdez, monsieur Flagousse. C'est moi qui vous le dit." Dans la cour, un coq se mit à chanter. Voiturier, qui attaquait les derniers piquants de sa barbe, devint très pâle et le rasoir trembla sur sa gorge. Il alla se planter devant la photo et, joignant les mains, s'humilia d'une voix mourante : "Monsieur le député, monsieur le député." L'arrivée d'Arsène et d'Urbain fut pour lui la délivrance. L'horloge de son univers se remettait en marche. Il se porta au-devant d'eux avec un sourire cordial. Quant à la maison d'Urbain, il était informé depuis la veille, mais par courtoisie, pour leur laisser le plaisir de l'étonner, il feignit de ne rien savoir et Arsène lui en sut gré.
    "On est du matin pour venir vous dire le bonjour, mais comme je disais tout à l'heure, Faustin, il commence sa journée avec les oiseaux.
   - Toujours levé pour les amis, c'est bien ce qui est de vrai. Entrez donc, vous prendrez la goutte."
   Il précéda les visiteurs dans la cuisine et mis des verres sur la table. Arsène, par savoir-vivre, ne se pressait pas de venir au fait. Ils échangèrent des nouvelles de leurs familles et parlèrent longuement de la moisson. Voiturier disait n'en avoir jamais vu d'aussi belle. Les épis étaient lourds comme des balles de plomb. Avec l'été qu'il avait fait, ce n'était guère étonnant. Été sec et pourtant des pluies comme à Dieu demandées.
   "Et la chance qu'on a, c'est qu'il n'a pas fait le même temps partout. Je lisais ça hier dans le journal, ailleurs, ils ont eu trop de pluie. Le blé restera cher quand même. Cette année, on n'aura pas eu à se plaindre. Même pour rentrer la moisson, on aura eu le temps rêvé. Si ça continue, je suis d'avoir fini dans moins d'une semaine.
   C'est comme chez nous, dit Arsène, on peut dire que la moisson n'aura pas traîné.
    - Avec des garçons comme ceux de la Louise, je me doute que la besogne doit marcher. Et quand il y a besoin, vous avez Urbain pour vous en remontrer.
   - Je n'en fais pas plus qu'à ma taille, protesta modestement Urbain.
   - Urbain, vous savez comme il est, dit Arsène. Il n'a jamais su faire les comptes de ses peines et sur la besogne, toujours allant. Si on l'écoutait, aux journées, il faudrait coudre des rallonges. Tiens, pendant que j'y pense, puisqu'on est de causer, je crois qu'Urbain aurait auquoi à vous dire."


    Voiturier joua l'étonnement et haussa les sourcils, l'air intrigué. Urbain ne put s'empêcher de sourire en pensant qu'il allait bien l'étonner.
   "C'est pour te dire que je viens de me faire une maison.
   - Une maison ?" dit Voiturier, et ses yeux s'écarquillaient.
   Voyant ses yeux ronds, le vieux se mit à pouffer, d'un petit rire entrecoupé et maladroit qui avait perdu l'habitude de passer.
   "Oui, cette nuit, sur un communal, je me suis fait ma maison. A la Reveuillée, si tu vois. Juste avant le soleil on a eu fini.
    - Nom de Dieu ! éclata Voiturier. Si jamais je me serais douté de ça ! Une maison sur les communaux ! Vous m'en faites de beaux, tous les deux ! Me laisser causer pour me garder le coup de la maison ! J'avais bon air, moi ! Tiens, allons voir ça !"
   Voiturier passa un paletot et alla prévenir sa fille qu'il sortait. Urbain ne tenait pas en place. Il ne sentait plus la fatigue et aurait trouvé naturel que le maire se mît à courir. Il était 6 heures du matin. Le village commençait à secouer sa rosée dans une lumière de vin blanc. Dans les cours des fermes, des hommes traînaient lentement leurs sabots. Des meuglements sortaient d'une écurie. Derrière une vitre apparaissait le visage d'un enfant triste et pensif, accablé par l'obligation dominicale de se débarbouiller au savon et peut-être de se laver les pieds. Voiturier avait perdu son entrain. La marche lui donnait la sensation de l'écoulement de son destin et il lui semblait à chaque pas descendre un degré de l'enfer. Chemin faisant, il entretint Arsène du mariage de sa fille. Sans rien dire de désobligeant à l'égard de Beuillat, il en parlait en hochant la tête, avec une mine dégoûtée. Urbain, qui marchait à côté de lui, n'entendait pas la conversation et regardait le bout de la route, impatient de voir surgir sa maison. Ils y furent en même temps que Victor qui les avait vu venir et accourait de la ferme. Cette fois, l'étonnement de Voiturier fut à peine forcé.
   "Tu m'avais parlé d'une maison, mais c'est un château ! après ça vous viendrez me dire que les miracles n'existent pas."
   Il fit le tour de la maison, affectant de tâter les murs et de s'assurer qu'on ne l'abusait pas, mais ne trouvant que prétexte à s'extasier. Victor, qui était venu pour attiser la rancune d'Urbain, eut l'esprit de comprendre que la situation était retournée. Le visage du vieux brillait de joie et de fierté. On ne pouvait douter qu'Arsène eût gagné la partie. Victor, après s'être contraint aux compliments, ne put résister au désir de prendre une modeste revanche.
   "Maintenant, dit-il, voyons le dedans du château."
   Le dedans était loin d'être fini. Il restait à faire les plafonds, les planchers, à maçonner la cheminée, à couvrir les murs, à les peindre. La visite ne pouvait manquer d'être décevante. Mais Voiturier fut parfait jusqu'au bout et s'excusa sur ce qu'il était attendu chez lui.
    "Ce sera pour une autre fois, déclara-t-il. Maintenant que j'ai vu ce qu'il fallait voir, je peux m'en aller. Pour ton jardin, comme le communal n'est pas grand, tu peux le prendre dans son entier. Ce n'est pas de se garder une langue de terrain qui ferait profit à la commune." 


mercredi 18 juillet 2018

Hommage à la ZAD, la lionne.

    Marcel Aymé se réfère ici à la tradition régionale de la maison dite "en bois de lune", que l'on retrouve curieusement, de nos jours, en Colombie, à Medellin. On appelle ainsi "invasions" des "terrains municipaux sur lesquels s'installent, sans autorisation, les nouveaux arrivants en ville, y construisant en une nuit le plus possible de «maisons»" (Le Monde diplomatique, avril 1996, p.9).

Michel Lécureur

    Autour d'une table brinquebalante au lieu dit Le Maquis, la discussion court sur les gecedonku turcs, des bidonvilles installés illégalement en une nuit, la loi ne s'appliquant pas entre le coucher du soleil et le matin. Ces auto-constructions forment des quartiers entiers, qui témoignent de la combativité d'habitants n'ayant plus rien à perdre, sauf leur logis du jour.
   Dans son roman Contes de la montagne d'ordures, Latife Tekin raconte que l'un de ces gecedonku a été 37 fois détruit par les autorités et remonté opiniâtrement pendant 37 nuits suivantes. Jusqu'à ce que les bulldozers et les officiels lâchent l'affaire. Belle victoire littéraire de la ténacité et de la taule de fortune.

Nicolas de la Casinière



   Le samedi suivant, vers 8 heures du soir, au retour des champs et après avoir dîné de pain et de fromage, Arsène et Urbain quittèrent la ferme avec une voiture chargée de briques , de tuiles, de pièces de bois et d'autres matériaux de construction. Elle était si lourde que le cheval eut de la peine à démarrer. Arsène, qui avait depuis longtemps passé commande au charpentier et au menuisier, ne s'était décidé que l'avant-veille à faire connaître chez lui ses projets. Il s'agissait de bâtir une maison à Urbain sur le terrain communal de la Reveuillée. A Vaux-le-Dévers, l'usage accordait à tout homme sans toit, qu'il fût résident ou étranger, le droit de construire une maison sur les terrains communaux, et les jouissances et prérogatives de propriétaire, pourvu qu'elle fût élevée en une seule nuit.
Cette condition n'était pas seulement une précaution restrictive. Elle servait aussi d'alibi à la commune, car on ne saurait, sans honte, aliéner une partie de son bien, même en faveur d'une personne sans abri. Lorsqu'une maison venait de se bâtir dans la nuit, la commune n'avait pas à se reprocher la faiblesse d'un abandon charitable. Elle se trouvait en face d'un fait accompli. Arsène avait choisi un bout de pré communal en bordure de la route, à une centaine de mètres de chez Mindeur. Urbain pourrait apercevoir, à travers les arbres, la maison où il avait travaillé pendant trente ans. Le choix de l'emplacement offrait aussi l'avantage de contrarier les Mindeur qui avaient l'habitude d'y lâcher leurs cochons.
   Dans l'ensemble, la famille avait accueilli fraîchement la décision d'Arsène. On y voyait une hâte indécente et presque injurieuse pour le vieux. On avait l'air de lui forcer la main, comme si l'on craignait de le voir s'incruster à la ferme. C'était d'autant plus gênant que Louise n'avait cessé de répéter au vieux que son départ ne pressait pas, qu'il eût à prendre son temps pour se préparer à une nouvelle existence et qu'il trouverait toujours à la ferme le vivre et le couvert. Cette mise en demeure soudaine la vexait et la chagrinait. En outre, on trouvait saugrenu l'idée de construire une maison de quatre sous, nécessairement réduite, alors qu'il y avait à Vaux-le-Dévers plusieurs maisons à louer où, moyennant une faible dépense, Urbain trouverait plus d'espace et de commodités. A toutes ces objections, ouvertement formulées, Arsène n'avait pas cru devoir opposer ses raisons et s'était borné à déclarer : "Ce qui est décidé est décidé. Si la maison ne lui plaît pas, il sera toujours libre d'aller s'installer ailleurs."
    Victor, de la fenêtre de la cuisine, assista au départ de la voiture avec une muette indignation. Il s'interdisait de prêter la main à ce qu'il considérait comme une exécution inique, vexatoire, et plus encore, une sottise. Depuis l'avant-veille, il ne s'était pas fait faute d'éclairer Urbain sur les sentiments qui incitaient Arsène à cette entreprise et les inconvénients matériels qu'elle offrait. A plusieurs reprises, il l'avait pressé de se déclarer fermement contre le projet. Le vieux n'avait pas répondu. Pourtant, lui aussi, et plus que personne, il était hostile à l'entreprise. La maison elle-même lui importait peu. Il ne s'arrêtait pas à en peser les avantages et les inconvénients. Mais l'empressement d'Arsène à l'écarter de la ferme et surtout sa constance dans la dureté emplissaient son cœur d'amertume. En pensant aux soins et à la tendresse qu'il avait prodigués au garçon dès son plus jeune âge, il lui semblait avoir donné son affection à un monstre. Il se disait qu'il eût mieux fait d'aimer un chien.
    Arsène menait le cheval par la bride. Il n'y avait pas plus de trois cents mètres à marcher. On apercevait le buisson d'églantines poussé au bord du terrain, près de la route. Urbain suivait à côté de la voiture, les yeux fixés sur la silhouette courte et puissante du garçon au cœur sec. Sans lui, pensait-il, nul n'aurait jamais songé à le renvoyer, et il eût fini ses jours là où s'était écoulée une moitié de sa vie. Urbain n'avait jamais ignoré que le jeune maître fût dur, mais jusqu'alors, il avait cru à son amitié, et sa désillusion lui était plus douloureuse que l'idée de la séparation et de la solitude. Tout à l'heure, dans l'écurie, en posant le harnais sur le dos du cheval, et comme Arsène s'approchait pour lui donner un coup de main, il avait failli lui demander pourquoi il lui en voulait, mais sa fierté l'avait étranglé.


   Il faisait encore jour, mais comme le soleil était couché, on pouvait se mettre au travail. Jouquier, le maçon, venait d'arriver avec une voiture à bras transportant ses outils et des sacs de chaux. Son fils devait le rejoindre dans la soirée. Le maçon promenait déjà son mètre pliant sur le terrain et plantait des jalons dans la terre. La maison d'Urbain devait se composer de deux pièces, l'une regardant la route et les haies, l'autre la rivière. Arsène avait voulu que la façade vint s'encadrer entre un frêne et un cerisier distants de huit à dix mètres. Comme le temps était mesuré, on avait décidé d'économiser sur la maçonnerie qui était le travail le plus long et de multiplier les ouvertures. Chacune des pièces aurait deux grandes fenêtres que le menuisier n'aurait qu'à poser le moment venu. Les murs seraient constitués par une forte ossature de bois, la brique comblant les intervalles. La première besogne fut de creuser quatre trous afin de planter les montants qui soutiendraient la carcasse aux quatre coins de l'édifice. Ayant dételé le cheval qui rentra seul à la maison, le vieux, plein de rancœur, se mit à creuser avec la conscience qu'il apportait à toute espèce de besogne. La terre n'avait jamais été remuée, sinon en surface par les cochons de Mindeur, et la sécheresse de l'été l'avait encore durcie. Pendant qu'Arsène et Urbain piochaient, Jouquier creusait une rigole le long d'un cordeau tendu entre les trous. Comme il s'agissait d'une construction légère, les fondations devaient être peu profondes. Le menuisier et le charpentier arrivèrent ensemble avec une voiture chargée de pièces de charpente, de fenêtres, de portes et de planches. Sans prendre le temps d'un bonjour, ils se mirent à décharger en rangeant les pièces dans un ordre commode et profitèrent du reste de jour pour procéder à certains assemblages. Pressés par l'heure, les six hommes travaillaient en silence, sauf Jouquier qui s'emportait contre le retard de son garçon. "Vous verrez que ce feignant-là, il sera resté à traîner chez Judet. Un samedi soir, il n'y a plus moyen de les tenir, à présent." Quelques curieux s'arrêtaient au bord du chemin et, gênés d'être eux-mêmes inactifs, s'éloignaient presque aussitôt. Beuillat vint offrir ses services à Arsène, mais sans chaleur et en ayant soin de faire observer qu'il n'était pas en tenue de travail. Arsène déclina et, profitant d'une minute où ils se trouvaient un peu à l'écart des autres, lui dit à mi-voix : "Demain après-midi à cinq heures à l'étang des Noues, près du déversoir." Beuillat n'était venu que pour s'assurer de ce rendez-vous.
   "Ça m'aurait fait plaisir de vous aider, dit-il, mais je n'insiste pas."
    Les Mindeur étaient à table et voyaient le chantier par la fenêtre de la cuisine. Ce n'est pas nos affaires, disait Noël, mais lui-même ne pouvait s'empêcher de surveiller les progrès des travaux. La carcasse de la façade était déjà ébauchée et se dressait comme un portique dans la lumière du soir. Armand espérait que la bâtisse s'écroulerait avant peu et peut-être sur la tête d'Arsène.
   "Et d'abord, ils ont vu trop grand. Avant qu'il soit jour, je suis sûr qu'ils n'en auront pas seulement fait la moitié.
   - S'ils vont de ce train-là, fit observer Juliette, je croirais plutôt que leur maison, elle sera finie au milieu de la nuit.
   - Toi, quand il s'agit de parier pour Arsène, tu n'es jamais en retard. Mais ce n'est pas de le regarder avec des yeux de carpe qui l'avancera.
   - Finie ou pas, dit Noël, c'est du pareil. Personne qui viendra chicaner là-dessus. Il y a trois ans, je me rappelle quand le magnin a bâti la sienne, il y avait juste deux murs debout au soleil levé. On n'a pas été lui chercher des poux dans la tête.
   - Ca se peut, répliqua Armand, mais moi, je suis citoyen de la commune, et si tout n'a pas été fait comme il faut, je ne me gênerai pas de réclamer. A chacun son droit. S'ils veulent nous empêcher de mettre nos cochons dans le terrain, qu'au moins ils fassent leur travail comme ça se doit. Autrement, ce serait trop commode. Je ne vois pas pourquoi j'irais faire un cadeau à Arsène. Il ne m'en fait pas lui.
   - Tu me feras le plaisir de rester tranquille. On aurait bon air d'empêcher Urbain de se faire un logement. Moi, ça ne me gêne pas qu'il vienne là.
   - Vous ferez comme vous voudrez, mais moi, j'empêcherai qu'on vole la commune. Et il faudra bien que les autres m'écoutent et me donnent raison."
   Noël faillit s'emporter, mais Juliette lui dit avec un air de quiétude qui mit son frère en fureur :
   "Laissez donc, papa, la maison sera sûrement finie demain matin. Il en sera de s'être monté la tête pour rien."
   Germaine était restée étrangère à la dispute et le regard de ses beaux yeux de vache ne quittait pas la fenêtre. La vue de tous ces hommes s'affairant à portée de voix lui avait mis le sang en mouvement. Vers le milieu du dîner, elle ne put tenir sur sa chaise.
   "Il me semble d'avoir entendu rejinguer le cheval dans l'écurie, répondit-elle à une question de sa mère. Je vais voir s'il ne serait pas détaché.
   - Reste à ta place", ordonna le père.
   La dévorante se laissa retomber sur sa chaise. La poitrine se gonfla jusqu'au milieu de la table et exhala un soupir qui rabattit une moustache de Noël contre son oreille et alla dresser les poils du chat dans un coin de la cuisine.
    Le charpentier avait pris la direction des travaux, distribuant et coordonnant les efforts. La disposition des pièces de bois qui formaient l'ossature des murs relevait de sa spécialité. Bien qu'elle eût été prévue, calculée, elle laissait place à l'inspiration et posait à chaque instant des problèmes. Pendant qu'il mettait les éléments en place et les ajustait, le menuisier clouait, rognait des ais, enfonçait des coins. Jouquier garnissait les intervalles de briques et de mortier. Arsène et Urbain faisaient besogne de manœuvres, apportant les matériaux à pied d’œuvre, creusant des trous et modifiant, selon les besoins, l'inclinaison des phares à acétylène. Belette arriva vers 10 heures et s'employa utilement à l'éclairage en se transportant avec un phare sur tous les points du chantier où on la réclamait. En se déplaçant dans la nuit noire, le faisceau de lumière blanche faisait brusquement surgir un homme dans le champ des projecteurs, ou découvrait de l'autre côté de la route des gerbes de blé alignées sur le chaume. Belette prenait plaisir à ces revanches sur la nuit et était tentée de suivre sa fantaisie, mais les hommes n'avaient égard ni à son sexe, ni à sa jeunesse et la rappelaient à l'ordre en jurant mille dieux. Peu après son arrivée, on entendit un énorme galop de savates sur la route et Germaine Mindeur déboucha dans la lumière des phares qui la laissa d'abord éblouie. Elle s'était arrêtée court, mais ses yeux clignotants cherchaient déjà une proie. La poitrine et la croupe se donnaient un mouvement lent qui prenait de l'amplitude. Arsène, occupé avec Urbain à porter un lourd poteau, mesura le danger. Il eut l'inspiration de confier son fardeau à la dévorante et lui demanda de le remettre aux mains du charpentier. Elle prit le poteau à deux mains, équilibra habilement la charge et s'ébranla d'un pas ferme et prudent. Ses ardeurs étaient déjà assoupies. Lorsqu'il exigeait une grande dépense musculaire, le travail la fascinait. Arsène n'eut pas besoin de lui proposer d'autres tâches. Elle se mit aux ordres du charpentier et, ne sachant plus pourquoi elle était venue, abattit le travail de plusieurs machines à vapeur. Certains problèmes de mise en place s'en trouvèrent notablement simplifiés. Les hommes s'en émerveillaient. Belette s'oublia plus d'une fois à considérer la poitrine qui lui arrachait des soupirs d'envie.


   Urbain s'était laissé prendre à la fièvre des ses compagnons et en oubliait sa rancœur. Comme les autres, il jouait contre l'heure et contre la nuit et, les nerfs tendus par la course, ne pensait plus qu'à gagner le pari. Le sens et la destination de l'entreprise s'étaient presque effacés de son esprit. Pourtant, à plusieurs reprises, il lui arriva de s'arrêter en face de la maison pour en avoir une vue d'ensemble. Dans la lumière des phares, l'ébauche se précisait, prenait forme. Il en éprouvait chaque fois un léger saisissement et se remettait à l'ouvrage avec le sentiment confus et fugitif qu'un changement s'opérait dans sa personne. Peu à peu, un lien semblait se nouer entre la maison et lui.
    Il était plus d'11 heures quand René Jouquier, le fils du maçon, arriva sur le chantier. Il avoua sans la moindre gêne s'être attardé chez Judet en nombreuse compagnie et comme son père le lui reprochait en termes vifs, il répondit que pour avoir passé deux heures au café, il ne serait pas plus pauvre le lendemain. En effet, le maçon n'avait pas voulu que ce travail de nuit lui fût payé. Et le charpentier et le menuisier ne l'avaient pas voulu non plus. Il ne s'agissait pas seulement d'un service amical, mais encore d'un pari tenu en commun. Une rétribution n'aurait pas été dans l'esprit de cette course contre le temps et la victoire escomptée eût paru moins belle. La réflexion du garçon parut à Jouquier si indécente qu'il lâcha sa truelle et se jeta sur lui en criant cochon, tu me fais honte. Mais le charpentier fut assez prompt pour l'empêcher de se faire justice.
   "Demain matin, dit-il à Jouquier, tu lui flanqueras la correction qu'il mérite. Mais pour ce soir, on n'a pas le temps.
   - C'est bon, acquiesça le maçon en reprenant sa truelle. Mais tu vas me foutre le camp, tout de suite. Ici on est tous des gens qui savent les manières. Un goret, on n'en a pas besoin. Hors d'ici, mal poli."
    Le garçon s'effaça dans la nuit, le temps de laisser s'apaiser la colère paternelle, et quelques minutes plus tard, revint furtivement prendre sa part de l'effort. Jouquier voulut bien ignorer sa présence jusqu'à ce qu'il se fut racheté par un zèle persévérant. L'apport d'une deuxième truelle se fit heureusement sentir. La maçonnerie montait plus vite entre les intervalles de bois, et la carcasse des murs prenait corps. A 1 heure du matin, les travaux étaient assez avancés pour que le charpentier se désintéressât des murs et amorçât la mise en place de la charpente. Arsène distribua des casse-croûte et fit circuler des bouteilles de vin. La pause ne dura pas plus de cinq minutes, mais on s'aperçut que Germaine Mindeur en avait profité pour s'enfuir en emportant le fils du maçon. Il avait suffi de ce court répit pour que la dévorante, échappant à la fascination du travail, sentît se réveiller ses ardeurs. Heureusement, le garçon, à la faveur de la nuit, put s'échapper au bout d'un quart d'heure et reprendre la truelle. Cette fois, Jouquier ne lui fit aucun reproche. On ne saurait reprocher à personne d'avoir été surpris et roulé par la tempête. Quoique inassouvie, Germaine vint reprendre sa place au chantier.
    Quand le ciel commença à blanchir sur la forêt, les maçons en avaient fini avec les murs extérieurs et travaillaient à la cloison intérieure. Ayant déjà mis en place les fenêtres et les persiennes, le menuisier posait les serrures des portes. Sur le toit, il restait à consolider l'assemblage des pièces de charpente. Le charpentier y mettait la dernière main. Arsène clouait les lattes où devaient s'accrocher les tuiles de la toiture. On avait encore une heure devant soi jusqu'au lever du soleil. La surface à couvrir n'était pas grande, mais Arsène avait fait choix de petites tuiles plates qui faisaient nombre à la rangée. Il fallut mettre quatre couvreurs au travail. Les autres faisaient la chaîne pour passer les tuiles. A cheval sur l'arête faîtière, et retroussée jusqu'au haut des cuisses, la grande Mindeur recevait les charges de tuiles que Jouquier lui tendait du haut de l'échelle et les distribuait entre les quatre compagnons. La besogne allait vite, mais le ciel se dorait déjà sur les bois, la rosée brillait sur les haies, sur les chaumes, et un merle se mit à siffler. Chez les Mindeur, Armand apparut à la fenêtre de la cuisine, tenant ostensiblement sa montre à la main, prêt à accourir et à constater, le cas échéant, que la maison n'était pas achevée au lever du soleil. L'un des arbres qui l'encadraient lui dissimulant une partie du bâtiment, il sortit pour en avoir une vue plus complète et faillit s'étrangler de rage en découvrant au sommet du toit, les cuisses de sa sœur, toutes ruisselantes des feux de l'aurore.
    La dernière tuile posée, les compagnons ramassèrent leurs outils et s'éloignèrent sans donner seulement un coup d’œil à la maison. Aussi fraîche que si elle fût sortie de son lit et ne comprenant pas qu'ils étaient exténués, la dévorante leur emboîta le pas. Arsène, resté seul sur le toit, entendait résonner son grand rire gourmand. Finis donc, grande salope, gémissaient les hommes avec des voix dolentes. Belette, titubant de fatigue, cheminait vers la ferme et la voyant si chétive et frileuse dans la lumière de l'aube, il fut pris d'un remords et d'une tendre inquiétude. Lui-même était harassé, les membres gourds, et le froid du petit matin le fit frissonner. Comme il mettait le pied à l'échelle, il vit le soleil émerger derrière la ligne des bois dans un ciel de rose et de paille. Tous les oiseaux chantaient. Une cheminée se mit à fumer au milieu du village.


A SUIVRE...

vendredi 20 novembre 2015

Sauvagerie

Comme vous le savez si vous êtes un fidèle de ce blog, j’ai effectué fin vendémiaire début brumaire un pèlerinage dans la ville natale d’Etienne de la Boétie, afin, au cours de cette retraite, de méditer sur la question de savoir comment ne plus servir, ou, avant cela, comment se résoudre à ne plus servir, ou si la question de moins servir autant que possible est pertinente, ou si l'on peut ne plus, ou moins servir seul, à plusieurs, tous ensemble ouais ! ouais ! et dans chacun de ces cas la manière de s'y prendre… Bref, au cours des sorties que cette ascèse me permettait parfois, je fis un pèlerinage dans le pèlerinage, et j’allai voir l’exposition de peinture sise à la Chapelle Sixtine (la comparaison est peut-être un peu malheureuse et sent un peu le révisionnisme vu la suite, mais elle n’est pas de moi) de communistes-anarchistes ou anarcho-autonomes en acte, plus exactement "de nature" ou "naturels", d’il y a 17 500 ans, à savoir la grotte de Lascaux . Sublime, je n’en dirai pas plus. Si ce n’est que ces belles et beaux, fort(e)s et intelligent(e)s femmes et hommes d’avant la catastrophe néolithique avaient inventé la perspective bien avant ces dégénérés de la Renaissance ! En leur hommage, quelques réflexions à leur sujet et à celui de leurs cousins en forme de vie actuels, s’il en reste encore à l’heure de la COP21.


[...]
    Bref, puisque les tribus vivaient en fonction de la nature - et non la nature en fonction d’elles comme c’est le cas de nos sociétés - je me suis demandé comment les Cro-Magnons avaient pensé leur vie ensemble.

 

    Et la première chose dont je pris conscience était qu’une tribu ne pouvait exister qu’à condition d’être autonome. Et qu’à cette fin chacune devait déterminer son nombre en fonction des ressources accessibles - avec, cela va de soi, des résultats variables selon les lieux et les régions du monde, mais avec une obligation commune : pratiquer d’une manière ou d’une autre un contrôle des naissances, obligation à laquelle toutes, où que ce soit, ont satisfait - chaque tribu ayant sa réponse propre, réponse que les Sioux, les Bushmen, les Papous, les Cro-Magons et les autres vivaient sans pour autant l’avoir jamais théorisée. Ne changeant pas de milieu comme nos plombiers de tapis, chacun SAVAIT, selon le sien et en vertu d’une expérience qui remontait à la nuit des temps, ce qu’il devait savoir pour faire ou ne pas faire d’enfants.


   Et ce qui était vrai de la démographie, l’était du territoire - l’exigence d’autonomie déterminante ici aussi de sa définition et de son étendue – laquelle était naturellement fixée par les distances que les chasseurs pouvaient couvrir aux alentours de leurs campements. Le territoire était somme toute comme aborné de l’INTERIEUR, limité par les efforts que le Cro-Magnon était capable, et désireux, de consentir durant ses chasses. Si bien que la seule idée de s’agrandir aurait été stupide en soi ; et qu’à ce niveau tout le monde pouvait dormir tranquille, aucune tribu n’ayant jamais à se sentir menacée par ses voisines dans son existence même.


   Ce qui ne signifie d’ailleurs nullement qu’il n’y aurait pas eu des heurts. Toutes les tribus d’une même région, en agissant de la même manière et en fonction des mêmes besoins, n’auraient pu éviter de se rencontrer et de s’opposer à propos de l’un ou l’autre buffle. Surtout que, le gibier n’arrêtant pas de se déplacer et la nature entière d’évoluer au rythme des saisons, toutes les données territoriales fluctuaient sans arrêt. Aucune répartition définitive des terres n’aurait été pensable. Si bien que des problèmes d’appropriation se reposaient en permanence, que la bagarre était le seul moyen de les résoudre, que la guerre faisait intrinsèquement partie de la vie dite sauvage, et que tous, en plus d’être chasseurs, devaient être guerriers.


Guerriers, et donc sauvages, je l’entends le dire d’ici du fait que les seules images que nous ayons de la guerre nous viennent tout droit de 14-18, Verdun, Hiroshima, du sang partout, des éventrés, des millions de morts, brancards, Croix-Rouge, culs-de-jatte, lance-flammes : le mot « guerre » à peine prononcé fait penser à « barbarie ».

Or un guerrier sauvage était d’autant moins barbare que, pratiquant généralement l’exogamie, chaque tribu avait autant besoin de ses voisines que ses voisines avaient besoin d’elles. […]

Robert Dehoux.- Le Zizi sous clôture inaugure la culture.



lundi 5 octobre 2015

Deux "cause toujours", deux causes, toujours.

« Ce peuple old school se voit marginalisé alors que les marges deviennent le souci français prioritaire, avec grandes messes cathodiques de fraternité avec les populations étrangères accueillies devant les caméras du 20 heures. »
Michel Onfray, compilateur à succès et amuseur médiatique bas normand et du front.

Des marges

A ceux qui consentent à vivre gras dans la France asservie, je dirai : « Il ne vous appartient pas de blasphémer la proscription ! Non, toute la science n’est pas dans vos bibliothèques et vos académies aux vieilles senteurs ; non, tout le bien-être n’est pas dans vos spéculations fiévreuses ; non, tout art, toute inspiration, toute poésie, toute action, toute beauté, toute littérature, tout progrès, tout bonheur, vous ne les avez pas confisqués. Non, toute la découverte et toute la révolution ne sont pas en France. L’humanité, la mère féconde, n’a pas fait de nation immortelle au détriment des autres ; son cœur bat pour tous les enfants de son amour. L’exil centuple la vie de l’homme en lui donnant l’humanité pour patrie. Les vrais exilés, sur cette terre, ce sont ceux qui ne peuvent sortir de chez eux qu’avec la permission de leur maître et sur un passeport signé de sa main. »
Ernest Coeurderoy

Tous les mardis du mois d’octobre, les 6, 13, 20 et 27, vous êtes attendus au métro Ménilmontant (Paris 20e), entre 18h30 et 20 h, pour une collecte en solidarité avec les migrant.e.s. Ils sont environ 600 à squatter le lycée Jean Quarré, rue Guillaume Budé dans le 19e, et les besoins sont énormes : matelas, couvertures, draps, duvets, tapis de sol, produits d’hygiène, nourriture, matériel de ménage, fournitures scolaires et livres d’alphabétisation, sac à dos, tickets de métro, torches, piles cintres portants, matériel de cuisine.


« Si une tribu en Amazonie souhaite garder son identité on l’applaudit, si ce sont les Français on les stigmatise… »
Arno Klarsfeld, baveux mal-comprenant et illettré.

Nous sommes une partie de la terre, et elle fait partie de nous. Les fleurs parfumées sont nos sœurs ; le cerf, le cheval, le grand aigle, ce sont nos frères. Les crêtes rocheuses, les sucs dans les prés, la chaleur du poney, et de l’homme – tous appartiennent à la même famille.
Seattle.

[…] trop dépendants de la page imprimée […] Vous feriez mieux de vous tourner vers le grand livre de la nature… Car enfin, soyons sérieux : vous pensez bien que si vous prenez vos livres et les étendez tous sous le soleil en laissant pendant quelque temps, la pluie, la neige et les insectes accomplir leur œuvre, il n’en restera plus rien. Tandis que notre mère, la Terre, nous a fourni, à vous comme à moi, la possibilité d’étudier à l’université de la nature les forêts, les rivières, les montagnes, et les animaux dont nous faisons partie.
Tatanga Mani, Indien Stoney


La répartition moyenne de leur temps de « travail », toutes activités comprises, dépasse à peine trois heures par jour… Premières sociétés de loisir, premières sociétés d’abondance, telles sont les sociétés à l’âge de pierre.
Marshall Sahlins

Le mépris des Yanomami pour le travail et leur désintérêt pour un progrès technologique est tel, qu’on peut légitimement parler à leur propos d’une société de refus du travail.
Pierre Clastres

[…] ils ont été unanimes à décrire la belle apparence des indiens, la bonne santé de leurs nombreux enfants, l’abondance et la variété de leurs ressources alimentaires… alors que nul, loin de là, ne travaillait à temps complet.
Pierre Clastres

[…] des gaillards pleins de santé, qui préféraient s’attifer comme des femmes de peintures et de plumes, plutôt que de transpirer dans leurs jardins (où rien ne manquait). Des gens donc qui délibérément ignoraient qu’il fallait gagner son pain à la sueur de son front.
Marianne Mahn-Lot

vendredi 27 mars 2015

La Kabbale pour les nuls

Ben voilà ! Quand on me parle gentiment, moi, je deviens tout de suite plus intelligent. Avec cette série de vidéos, j'ai enfin compris le tiqqun a plus de 25 %, je pense même approcher les 100 %, sans me vanter, mais il me reste la dernière saison à visionner.

J'avais pensé titrer cet article "Comprendre l'Empire", mais j'ai craint d'attirer sur ce modeste espace trop de national-socialistes égarés. Si certains ont malgré tout atterri ici, il leur est suggéré de retourner sur Google et de préciser leur recherche en tapant d'un index précis le "S", le "O", le "R", le "A", et le "L". J'en suis désolé mais pour pouvoir poursuivre ici, un second neurone leur aurait été nécessaire.

Les autres peuvent échanger les yeux fermés cette agréable et harponnante "leçon" de philosophie, d'Histoire, d'Histoire des religions... contre les 50 livres et 23 coffrets de 13 CD chacun de Michel Onfray.

Michel Onfray dont, cela dit et toutes choses égales par ailleurs, la cote de popularité est remontée en flèche dans les statistiques de ce blog, après qu'il a taxé de "crétin" notre mâchoire mussolinienne nationale, accomplissant par là comme qui dirait en terme tiqqunien son épiphanie, mais ce terme connoté ne plairait pas à notre athée.

Bref, pour en revenir aux nouvelles perspectives que l'audition de ces cours ont tracées en moi, il ne me reste plus qu'à repasser au crible du nouveau paradigme que constitue la compréhension du chapitre "Chabbat" du Talmud les concepts de Bloom, de jeune fille, de métaphysique critique, de communauté terrible, d'Empire (ou de marchandise autoritaire), de guerre civile et de jeu des formes de vie. De l'ouvrage en perspective.

Deux remarques encore :

- le rabbi donnant par exigence d'orthodoxie la meilleure traduction puisque la plus proche de la lettre du passage du Talmud étudié, traduction que nous constatons être la moins religieuse, la moins nationale, et la plus politique, mais cela le dit rabbi n'a pas dû en être conscient, se nomme néanmoins Désiré Elbeze, ce qui n'est pas sans laisser quelque peut rêveur en ce qui concerne les facéties de la vie ;

- Ivan Segré est aussi l'auteur du Manteau de Spinoza. Pour une éthique hors la Loi, La Fabrique, 2014, ouvrage qui devrait plaire à notre ami George Weaver...

Place à la conférence (et merci au site Lundi matin sur lequel j'ai pu trouver cette passionnante exégèse).

Soudain, le Talmud !


1. Pourquoi l'Empire n'admettra jamais le tiqqun.


2. Une mystification religieuse


3. L'Empire, la police.


4. Être authentiquement hors-la-loi.