mardi 25 septembre 2018

La ZAD, la lionne libre.

    Marcel Aymé se réfère ici à la tradition régionale de la maison dite "en bois de lune", que l'on retrouve curieusement, de nos jours, en Colombie, à Medellin. On appelle ainsi "invasions" des "terrains municipaux sur lesquels s'installent, sans autorisation, les nouveaux arrivants en ville, y construisant en une nuit le plus possible de «maisons»" (Le Monde diplomatique, avril 1996, p.9).

Michel Lécureur

    Autour d'une table brinquebalante au lieu dit Le Maquis, la discussion court sur les gecedonku turcs, des bidonvilles installés illégalement en une nuit, la loi ne s'appliquant pas entre le coucher du soleil et le matin. Ces auto-constructions forment des quartiers entiers, qui témoignent de la combativité d'habitants n'ayant plus rien à perdre, sauf leur logis du jour.
   Dans son roman Contes de la montagne d'ordures, Latife Tekin raconte que l'un de ces gecedonku a été 37 fois détruit par les autorités et remonté opiniâtrement pendant 37 nuits suivantes. Jusqu'à ce que les bulldozers et les officiels lâchent l'affaire. Belle victoire littéraire de la ténacité et de la taule de fortune.

Nicolas de la Casinière



   Les entours de la maison étaient jonchés de briques, de tuiles, de morceaux de bois et de débris de toutes sortes. Arsène eut la coquetterie de déblayer les abords de la façade, mais il dut se mettre seul à la besogne. Urbain ne prenait même pas garde à lui et semblait avoir oublié sa présence. Sans cesse, il sortait de sa maison pour en faire le tour, y rentrait, arpentait les deux pièces, ne se lassant pas d'ouvrir et de fermer les fenêtres. Arsène dut l'appeler trois fois pour qu'il consentît à venir se réchauffer d'un coup d'eau de vie. Pressé de retourner à sa maison, il avala son tord-boyau comme on expédie une corvée. Pour sa part, il ne sentait ni le froid, ni la fatigue et piaffait d'impatience.
    "Attendez donc, lui dit Arsène. La maison, ce n'est pas tout. Il faut penser aussi au reste qui ne se fera pas dans une nuit."
   Arsène se mit à parler jardin, clôture, basse-cour, porcherie. Urbain, devenu attentif, opinait en silence.
   "Quand vous serez chez vous, ce n'est pas l'ouvrage qui vous manquera. A l'automne qui vient, je vous en vois déjà sur les bras. Je demanderai à ma mère de vous laisser le champ des Jacriaux. Vous en serez de labourer avant de faire vos semailles. Cet hiver, vous n'arrêterez pas non plus."
    A la pensée de tout ce travail qui l'attendait, Urbain sentait son cœur s'élargir. Il lui semblait voir fleurir sa maison.
   "Maintenant, si vous voulez, on va s'en aller prévenir Voiturier. Je crois qu'on ferait bien de fermer la maison, hein ?
   - C'est ce que je pensais aussi", dit Urbain.
   Il entra encore une fois dans la maison pour se donner la joie de tirer les persiennes. En sortant, il ferma la porte à double tour et, après avoir ôté la clé de la serrure, hésita sur ce qu'il convenait d'en faire. Arsène l'attendait sur la route et adressait un signe d'amitié à Juliette, apparue sur le pas de la porte. Le vieux se décida à mettre la clé dans sa poche et eut un large sourire. Sur la route, il se retourna vingt fois pour voir sa maison. La distance rendait plus sensible le changement qu'elle introduisait dans un paysage familier. Lorsqu'elle eut cessé d'être visible, il saisit le bras d'Arsène et se mit à le serrer. Il ne pensait plus à sa maison, mais au grand bonheur qu'il avait cru perdre et que l'aube lui rendait. Soudain, il sentit la fatigue du travail de la nuit peser à ses épaules et dans tous ses membres. Il lui sembla porter encore un fardeau et sa haute taille se voûta un peu. Posant la main sur l'épaule d'Arsène, il s'y appuya lourdement et goûta la joie de cet abandon.


    Voiturier était seul dans la cuisine de la ferme où il achevait de se raser en face d'un miroir pendu à l'espagnolette de la fenêtre. Sa fille et ses domestiques, profitant du dimanche, étaient encore au lit. Pour lui, l'heure du matin était la plus redoutable, celle où ses angoisses métaphysiques, dépouillant toutes espèces solides, flottaient dans sa conscience comme des pâleurs de linceul et des tranches de ciel froid. Dieu, incorporel, ayant déposé jusqu'à sa barbe, n'était qu'une volonté sourde sans chemins de prière ni paliers de pitié. C'était l'heure blanche et glacée où la Vierge et les saints intercesseurs, fichés sous une chape d'aube, regardaient durcir les crimes des pécheurs dans l'horreur boréale de l'église paroissiale. Voiturier sentait des nébuleuses et des éternités dériver dans sa tête. L'infinité de Dieu, de sa colère et de son indifférence, lui donnait la gueule de bois. Et la Laïcité ne répondait plus. Sur la photo suspendue au mur de la cuisine, le visage ordinairement si expressif du député de l'arrondissement se fermait, sa barbe noire semblait être en poils de balai. Soudain, le maire se tourna vers lui, le rasoir en l'air, et murmura :"A la fin, moi, j'en ai plein le dos !" Il revint à sa barbe, mais en essuyant son rasoir, il se tourna encore un coup : "Avec vos conneries, vous finirez par me faire tout manquer." Et une troisième fois : "Vous m'emmerdez, monsieur Flagousse. C'est moi qui vous le dit." Dans la cour, un coq se mit à chanter. Voiturier, qui attaquait les derniers piquants de sa barbe, devint très pâle et le rasoir trembla sur sa gorge. Il alla se planter devant la photo et, joignant les mains, s'humilia d'une voix mourante : "Monsieur le député, monsieur le député." L'arrivée d'Arsène et d'Urbain fut pour lui la délivrance. L'horloge de son univers se remettait en marche. Il se porta au-devant d'eux avec un sourire cordial. Quant à la maison d'Urbain, il était informé depuis la veille, mais par courtoisie, pour leur laisser le plaisir de l'étonner, il feignit de ne rien savoir et Arsène lui en sut gré.
    "On est du matin pour venir vous dire le bonjour, mais comme je disais tout à l'heure, Faustin, il commence sa journée avec les oiseaux.
   - Toujours levé pour les amis, c'est bien ce qui est de vrai. Entrez donc, vous prendrez la goutte."
   Il précéda les visiteurs dans la cuisine et mis des verres sur la table. Arsène, par savoir-vivre, ne se pressait pas de venir au fait. Ils échangèrent des nouvelles de leurs familles et parlèrent longuement de la moisson. Voiturier disait n'en avoir jamais vu d'aussi belle. Les épis étaient lourds comme des balles de plomb. Avec l'été qu'il avait fait, ce n'était guère étonnant. Été sec et pourtant des pluies comme à Dieu demandées.
   "Et la chance qu'on a, c'est qu'il n'a pas fait le même temps partout. Je lisais ça hier dans le journal, ailleurs, ils ont eu trop de pluie. Le blé restera cher quand même. Cette année, on n'aura pas eu à se plaindre. Même pour rentrer la moisson, on aura eu le temps rêvé. Si ça continue, je suis d'avoir fini dans moins d'une semaine.
   C'est comme chez nous, dit Arsène, on peut dire que la moisson n'aura pas traîné.
    - Avec des garçons comme ceux de la Louise, je me doute que la besogne doit marcher. Et quand il y a besoin, vous avez Urbain pour vous en remontrer.
   - Je n'en fais pas plus qu'à ma taille, protesta modestement Urbain.
   - Urbain, vous savez comme il est, dit Arsène. Il n'a jamais su faire les comptes de ses peines et sur la besogne, toujours allant. Si on l'écoutait, aux journées, il faudrait coudre des rallonges. Tiens, pendant que j'y pense, puisqu'on est de causer, je crois qu'Urbain aurait auquoi à vous dire."


    Voiturier joua l'étonnement et haussa les sourcils, l'air intrigué. Urbain ne put s'empêcher de sourire en pensant qu'il allait bien l'étonner.
   "C'est pour te dire que je viens de me faire une maison.
   - Une maison ?" dit Voiturier, et ses yeux s'écarquillaient.
   Voyant ses yeux ronds, le vieux se mit à pouffer, d'un petit rire entrecoupé et maladroit qui avait perdu l'habitude de passer.
   "Oui, cette nuit, sur un communal, je me suis fait ma maison. A la Reveuillée, si tu vois. Juste avant le soleil on a eu fini.
    - Nom de Dieu ! éclata Voiturier. Si jamais je me serais douté de ça ! Une maison sur les communaux ! Vous m'en faites de beaux, tous les deux ! Me laisser causer pour me garder le coup de la maison ! J'avais bon air, moi ! Tiens, allons voir ça !"
   Voiturier passa un paletot et alla prévenir sa fille qu'il sortait. Urbain ne tenait pas en place. Il ne sentait plus la fatigue et aurait trouvé naturel que le maire se mît à courir. Il était 6 heures du matin. Le village commençait à secouer sa rosée dans une lumière de vin blanc. Dans les cours des fermes, des hommes traînaient lentement leurs sabots. Des meuglements sortaient d'une écurie. Derrière une vitre apparaissait le visage d'un enfant triste et pensif, accablé par l'obligation dominicale de se débarbouiller au savon et peut-être de se laver les pieds. Voiturier avait perdu son entrain. La marche lui donnait la sensation de l'écoulement de son destin et il lui semblait à chaque pas descendre un degré de l'enfer. Chemin faisant, il entretint Arsène du mariage de sa fille. Sans rien dire de désobligeant à l'égard de Beuillat, il en parlait en hochant la tête, avec une mine dégoûtée. Urbain, qui marchait à côté de lui, n'entendait pas la conversation et regardait le bout de la route, impatient de voir surgir sa maison. Ils y furent en même temps que Victor qui les avait vu venir et accourait de la ferme. Cette fois, l'étonnement de Voiturier fut à peine forcé.
   "Tu m'avais parlé d'une maison, mais c'est un château ! après ça vous viendrez me dire que les miracles n'existent pas."
   Il fit le tour de la maison, affectant de tâter les murs et de s'assurer qu'on ne l'abusait pas, mais ne trouvant que prétexte à s'extasier. Victor, qui était venu pour attiser la rancune d'Urbain, eut l'esprit de comprendre que la situation était retournée. Le visage du vieux brillait de joie et de fierté. On ne pouvait douter qu'Arsène eût gagné la partie. Victor, après s'être contraint aux compliments, ne put résister au désir de prendre une modeste revanche.
   "Maintenant, dit-il, voyons le dedans du château."
   Le dedans était loin d'être fini. Il restait à faire les plafonds, les planchers, à maçonner la cheminée, à couvrir les murs, à les peindre. La visite ne pouvait manquer d'être décevante. Mais Voiturier fut parfait jusqu'au bout et s'excusa sur ce qu'il était attendu chez lui.
    "Ce sera pour une autre fois, déclara-t-il. Maintenant que j'ai vu ce qu'il fallait voir, je peux m'en aller. Pour ton jardin, comme le communal n'est pas grand, tu peux le prendre dans son entier. Ce n'est pas de se garder une langue de terrain qui ferait profit à la commune." 


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