Affichage des articles dont le libellé est Jonquet Thierry. Afficher tous les articles
Affichage des articles dont le libellé est Jonquet Thierry. Afficher tous les articles

lundi 23 janvier 2023

La Dose de Wrobly : nivôse 2022 - 2023 EC


    - Edgar Allan Poe.- Contes - essais - poèmes.
   Je poursuis la lecture de ce pavé commencé ici. Je réalise que, à ce stade de sa vie et de son oeuvre en tout cas (tous les contes sont juxtaposés par ordre chronologique d'écriture, la compilation traditionnelle due au traducteur Baudelaire en Histoires extraordinaires, Nouvelles histoires extraordinaires, etc. étant ici ignorée), à ce stade donc, Poe est avant tout un satiriste et un parodieur. Ces contes les plus angoissants, morbides, ésotériques, merveilleux, gothiques... sont en fait des pastiches à charge des littérateurs de son temps. Même si parfois je rigole bien quand la satire devient caricaturale, je suis tout de même un peu déçu : quand j'étais minot j'avais tout lu au premier degré, et j'avais pris bien du plaisir à avoir les jetons ! Mais cela dit, certaines obsessions de l'auteur traversent quand même parfois la satire, et on aborde alors, au-delà de la critique, à une véritable littérature d'épouvante. 


   - Thierry Jonquet.- Jours tranquilles à Belleville.
   Jonquet est peut-être mon auteur de polar français préféré, un virtuose de l'angoisse et du suspense, doublé d'une exposition des saloperies de notre monde, à la fois réaliste et gore dans l'effet loupe de sa focale littéraire. J'ai tout lu maintenant, sauf le truc posthume reconstitué, ça sent trop le business. Mais là il est un peu déconcertant. Il enfonce des portes ouvertes (la misère ne tire pas vers le haut, fait de ses victimes des personnes moins policées que qui bénéficie d'un certain confort et d'une certaine liberté, la jeunesse dépossédée devient parfois turbulente, trompant son ennui par des jeux dangeureux, avec de possibles dérives maffieuses, violentes, ou bien des chutes dans les paradis artiriciels durs... en restant souvent éloignée de la culture révolutionnaire généreuse, comme les autres classes ou sous-classes d'ailleurs, puisque l'idéologie de prédation de la classe dominante est l'idéologie dominante, y compris, et avec la brutalité que leur condition peut créer, celle des classes dites dangereuses. Après avoir emménagé à Belleville dans un néo-quartier kafakaïen opposant spatialement petite bourgeoisie intellectuelle et damnés de la terre, séparés par une grande esplanade déserte et sans vie de quartier, Jonquet découvre les apaches de les loubards. Sauf que quasimment tous ceux-là, dans le Belleville de la fin de années 90, sont magrhébins, c'est lui qui l'écrit. Certes, ce constat reste d'un homme de gauche, qui ne manque pas de stigmatiser aussi urbanistes, sociologues de gouvernement, inégalité, chômage, prison comme perspective et qui déplore le vote Le Pen, même si il affirme que son meilleur promoteur est "la bande à nique ta mère" elle-même (alors qu'on sait que des campagnes reculées, sans cités ni immigrés, sont parfois dominées elles-aussi par le vote d'extrême droite). Il décrit un Belleville très noir, mais ici ce n'est pas un roman. Ça fait vraiment flipper, on se représente une armée de clochards, de dealeurs et de toxicomanes, de "racailles" à mobylettes ou à pitt-bull accomplissant au quotidien un massacre de femmes et d'enfants, catégories de population que Jonquet invoque souvent pour mettre en avant ce qu'il considère comme un scandale. Certes, vivre dans la peur des incivilités, de se faire dépouiller ou cogner, constater la connerie, même et peut-être surtout venant des pauvres, pour un ancien trotskyste qui se veut fidèle à ses vieux rêves, quand soi même on a toujours voulu prendre leur parti, et qu'on a de quoi se loger et vivre, certes, mais qu'on n'est ni Bernard Arnault, ni un commerçant plein aux as grugeant le fisc, ni un flic, ni un tonton flingueur, comme pour moi (bordélisé pendant 10 ans par des jeunes du 93, volé dans ces établissements scolaires comme sous les tours à la portière, baffé lycéen parce qu'apeuré, réceptacle de pierres en me rendant au turbin...) ça peut créer des tensions. Mais là, on ne voit que le côté méprisable et haïssable des classes populaires et du sous-prolétariat soumis à l'ordre des forts et recherchant les plus faibles à exploiter primitivement, aucun côté lumineux. Et on ressent chez Jonquet la haine et l'aigreur d'être confronté au quotidien à l'inconfort de cette gentrification à-demi. Certes, il a, en plus, peur pour son enfant. Même s'il ne donne pas de solution qui serait satisfaisantes pour des révolutionnaires qui devront ralier une majorité des classes les plus pauvres pour pouvoir éspérer voir efficacement et durablement faire bouger les choses vers le communisme (anarchiste en ce qui me concerne), ses quelques remarques de gauche humanistes font malgré tout qu'on ne l'assimile pas tout à fait à l'un de ceux auxquels s'adressait Nicolas Sarkozy dans sa célèbre adresse du 26 octobre 2005 à Argenteuil : "Vous en avez assez de cette bande de racaillles, on va vous en débarrasser". Je n'ai pas fini le livre, mais pour le moment Jonquet ne parle pas d'Islam, les jeux bruyants et dangereux, la bêtise, la drogue, les incivilités et la délinquance demeurant à ce stade les seuls stigmates exposés par la description de la "bande à nique ta mère". Jonquet nous a tellement jouissivement embarqué dans son suspense et son épouvante dans ses romans, qu'on lui accorde de ne critiquer ici que les idéologies dominantes dégradées (virilisme, business, loi du plus fort...) et les causes des réactions violentes et agressives provoquées par le capitalisme rapace, plus qu'une détestation diffuse des personnes aux cheveux crépus et habillées en survêtements premiers prix, qui chercherait tous les bons alibis de gauche pour se justifier, et on choisit de croire que, s'il avait vécu, il n'aurait pas tourné Charlie.


   Ce petit livre est sorti en 1999. Je ne sais pas trop comment à tourné Belleville depuis, j'y passe rarement et je n'y vis pas. Ce qui est sûr c'est que celui-ci fait bigrement moins envie que celui, foutraque et haut en couleurs, de Daniel Pennac.

lundi 21 octobre 2019

La dose de Wrobly : vendémiaire 2019 EC



- Thierry Jonquet.- Rouge, c'est la vie.

Extrait 1 :

[…] le 30 juillet 1903 […] Bruxelles où s’ouvrit ce jour-là, en catimini, le second congrès du Parti ouvrier social-démocrate de Russie […] conclave secret, conspiratif. Ce congrès n’est pas anodin. Ses conséquences ont pesé assez lourd dans l’histoire du siècle [...]. Les débats qui s’y déroulèrent, ces débats auxquels participèrent quelques messieurs barbus dont on ne possède même pas une photo de groupe, pourraient paraître totalement ésotériques. Ils étaient cinquante-cinq, les messieurs en question. Une belle poignée d’allumés qui s’étaient juré de faire la peau au régime tsariste, de conquérir le pouvoir depuis l’Oural jusqu’à Vladivostok. Et qui y sont parvenus. Des marginaux, des rêveurs. Des clandestins qui vivaient sous de fausses identités, poursuivis par l’Okhrana, la police politique du tsar, des proscrits toujours à mi-chemin entre l’exil à Londres, Paris, ou la déportation en Sibérie.
   Transportons-nous dans le temps, dans l’espace, à Bruxelles, en 1903. Les délégués se retrouvent. Le POSDR n’est qu’un groupuscule à l’avenir incertain. Son leader s’appelle Lénine. Il dirige un journal confidentiel, l’Iskra, l’Etincelle. Les « sociaux-démocrates » regroupent quelques petits cercles militants, intellectuels pour la plupart. Ils cherchent à gagner en influence dans la classe ouvrière qui commence à se développer en Russie. Ces cercles ne représentent quasiment rien en regard d’une organisation de masse, rassemblant déjà, elle, des milliers de travailleurs. Le Bund, le Parti socialiste juif. Le Bund, composante parmi d’autres au congrès du POSDR de 1903, n’a droit qu’à… trois délégués, alors que n’importe quel minuscule comité local du POSDR dispose à lui seul de deux mandats ! L’infrastructure clandestine du Bund s’est pourtant chargée de l’acheminement de tous les délégués jusqu’à Bruxelles. Autant dire que sans le Bund le congrès ne se serait tout simplement pas réuni. N’auraient pu s’y rendre que les militants déjà exilés. C’est-à-dire Lénine et ses proches. Isolés, coupés des masses qu’ils entendaient mener à la bataille.
    La question primordiale débattue lors de ce congrès concernait la nature du dispositif organisationnel à mettre en place. Groupuscule, le POSDR aspirait à devenir un véritable parti, mais de quel type ? Lénine opte pour une armée de révolutionnaires professionnels, ultra-centralisée, dirigée par un état-major omnipotent. Ses adversaires défendent au contraire l’idée d’une fédération d’organisations libres de leurs décisions, coordonnant de façon bien plus souple leurs actions vis-à-vis du centre directeur. A l’issue du congrès de 1903, Lénine l’emporte. Il devient majoritaire, bolchevik, en russe. Ses détracteurs deviennent minoritaires, c’est-à-dire mencheviks.
    A ce congrès, le Bund revendique le droit de représenter la classe ouvrière juive, ès qualités. A défaut d’un territoire national, il existe une langue – le yiddish -, une culture affirmée, des traditions multiséculaires, les délégués du Bund pensent que cela suffit pour affirmer la spécificité de leur organisation dans la fédération qu’ils espèrent encore voir naître. Ce droit leur sera refusé. Lénine ne transige pas. Trotski, qui participe au congrès, non plus. Juive ou goy, la classe ouvrière est une, indivisible. Le Bund ne cède pas. De ce fait, il se condamne à rompre avec le POSDR. Rupture douloureuse. Dramatique. Certains délégués en ont les larmes aux yeux. Les représentants de la classe ouvrière juive de Russie, de Pologne, d’Ukraine vont désormais suivre leur propre chemin.
    Quatre mois auparavant, en avril, l’opinion internationale avait été frappée de stupeur, d’indignation, à la suite d’un pogrom survenu à Kitchinev, en Bessarabie. Quarante-sept morts, six cents blessés. Le pogrom de Kitchinev marqua une rupture, un tournant dans l’attitude de la communauté juive à l’égard de ses tortionnaires. Ce n’était pas le premier pogrom, et ce ne fut pas le dernier. Mais, à la suite de cette tuerie, le Bund se décida à organiser des milices d’autodéfense. Révoltés par le pogrom de Kitchinev, certains délégués bundistes qui arrivaient à Bruxelles pour débattre avec Lénine de l’avenir du POSDR avaient une question à poser, une petite question, pas théorique, mais bien concrète. Une question à cent kopecks : les pogromistes n’étaient-ils pas, par hasard, en partie recrutés parmi les travailleurs sociaux-démocrates russes avec lesquels les bundistes espéraient édifier un monde fraternel ? Dans l’hypothèse d’une réponse affirmative, était-il encore possible de croire au socialisme après Kitchinev ? 

Extrait 2 :

   Les maoïstes ? Victor les trouvait assez rigolos avec le Petit Livre rouge qu’ils agitaient à tout propos, comme un talisman, un grigri. La lecture de La Cause du peuple, leur journal, n’était guère fatigante, intellectuellement parlant. On comptait le mot « peuple » à peu près cinq fois par paragraphe. La syntaxe était pauvre, rien de plus normal, puisque conçue pour être assimilée par ledit peuple, lequel est asses fruste, comme chacun sait. Dès qu’ils se trouvaient placés en difficulté lors d’une discussion un peu vive, les maos s’en tiraient en scandant Marx, Engels, Lénine, Staline, Mao ! Et les anars de répliquer, imperturbables Pif, Pifou, Tonton, Tata, Hercule ! Ce qui plongeait les premiers dans une rage folle.

Extrait 3 :

   Bardé de toutes ces munitions polémiques, Victor s’enhardit. Au lycée, les discussions avec les ex-copains de la JC devinrent saignantes. Il en savait désormais bien plus qu’eux, hélas, sur l’histoire de leur propre parti. Le Pacte germano-soviétique, la demande faite aux Allemands de laisser L’Huma reparaître en pleine Occupation, le « retroussons nos manches » ou le « il faut savoir terminer une grève » lancés par Thorez à la Libération, sans compter les pleins pouvoirs votés à Guy Mollet au début de la guerre d’Algérie, et d’autres encore plus croustillantes, il leur envoyait tout dans les dents.



- Marcel Aymé.- Clérambard.

Extrait 1 :


   Araignée, ma sœur, sois la bienvenue chez nous. Hier encore, je n'étais qu'un pauvre ignorant et j'aurais laissé ma femme t'écraser. Mais depuis, un peu de lumière du ciel est descendu dans mon cœur. Je sais maintenant ce qu'un homme doit de tendresse et de respect à toues les créatures [...]. Non, tu n'es pas une bête répugnante. Ton corps a la forme d'un bel ovale. Tes longues pattes poilues sont finement dentelées. Tu es comme la fleur d'un fil de la Vierge. [...] Désormais tu seras la joie de la maison et notre amitié en sera la douceur. [...] Va, petite soeur, va. Tu es chez toi, libre d'aller et venir à ta volonté. Ici, tu n'as pas besoin de vivre cachée. [...] Ta vie m'est aussi précieuse que celle de ma femme. [...] Elle est allée se nicher derrière le portrait. Peut-être qu'en ce moment, elle passe la tête en dehors du cadre pour regarder ce que je fais. Comme c'est charmant, ces petites bêtes !


   Je n'ai pas encore lu tout le théâtre de Marcel Aymé, mais je crois que cette pièce-ci est vraiment la meilleure. Hilarante. L'indignation et l'incrédulité étreignant les honnêtes gens face à la défection de l'un d'entre eux me semble être susceptible de constituer une véritable caresse, spirituellement érogène et consolatrice, pour tous les prolétaires aspirant à une vie simple et libre. Qui plus est à chaque réplique de Clérambard je crois entendre Philippe Noiret, ce qui n'est pas pour affailblir ma jubilation, d'autant que j'aime autant Yves Robert que Marcel Aymé. Le préfacier du livre dit de Clérambard (qui vit un éveil spirituel, une transformation soudaine et radicale de sa vision du monde, de ses motivations, de sa personnalité, de ses objectifs) qu'il passe d'un excès à l'autre. Je ne trouve pas, c'est renvoyer dos à dos une fois de plus l'instrumentalisation du vivant, et sa reconnaissance comme élan partagé. Certes le vocabulaire relié au concept bizarroïde et un peu baroque de "Dieu" et tout le folklore qui l'entoure suite à certaines circonstances historiques n'est pas utile pour l'enseignement éthique qu'on peut retirer de l’œuvre, mais il fallait bien relier la conversion de l'aristocrate ruiné à des références culturelles, même si cultuelles, connues de tous. En tout cas, aimer le vivant et m'assoir sur la morale bourgeoise, moi ça me va. Aujourd'hui, Clérambard serait zadiste. Et cet héroïsme, dont je ne suis, à l'instar de l'immense majorité de mes concitoyens attachée à ses chaines semblant malgré tout garantir un confort auquel envisager de renoncer apparaît au-dessus des forces ordinaires, pas habité, cet héroïsme ne devrait en être que plus inspirant pour le décliner, en masse, en force collective libératrice plus abordable mais plus efficiente pour tous.


Extrait 2 :


LE CURÉ


   Votre zèle m'apparaît des plus respectables, mais prenez garde d'être présomptueux. Rien ne vous a préparé à la tâche que vous prétendez assumer. Vous pouvez vous tromper et entraîner les autres dans l'erreur.
CLÉRAMBARD
 
   Même si je reste fidèle , humblement fidèle à l'enseignement de l’Évangile ?
LE CURÉ
 
   Malheureux ! Comment saurez-vous si vous lui êtes fidèle ? L’Évangile est une nourriture qui a besoin d'être accommodée, comme toutes les nourritures. Et l’Église, seule, a compris la nécessité de protéger les fidèles contre la parole du Christ. Elle seule sait les retenir sur la pente des interprétations dangereuses.
CLÉRAMBARD
 
   Je n'ai pas l'intention de me priver des lumières de l'Eglise.
LE CURÉ
 
   Tant mieux. Mais l’Église se méfie des francs-tireurs et à juste titre. D'autre part, en ce qui concerne les miracles...
CLÉRAMBARD
 
   Vous avez raison, je m'étais trompé. Il n'y a pas eu de miracle.
LE CURÉ
 
   Ah ! Vous n'y croyez plus !
CLÉRAMBARD
 
   Non, pas à celui-là, mais je crois aux miracles passés et à venir, car il y en aura encore, j'en suis sûr. Il y en aura jusqu'à la fin des temps. Et je ne désespère pas qu'un jour Dieu me favorise d'un miracle. Ce n'est pas que j'en aie besoin pour assurer ma foi. Je n'en suis plus là. Mais je voudrais pouvoir en témoigner à la face du monde ! Ah ! de quelle ardeur je témoignerais ! Ce miracle-là, je le proclamerai d'un bout à l'autre de la terre, par les villes et par les campagnes ! Et on m'entendra gueuler dans les rues et aux carrefours et sur les places ! J'en étourdirai les passants, les hommes et les femmes, les curés aussi ! Et pour ceux qui oseraient ricaner, je me charge de leur frotter les oreilles !
LE CURÉ 
 
   Vous ne changerez jamais. Ni la foi, ni la charité, ni François d'Assise n'y feront rien. Vous resterez l'homme violent, excessif, intransigeant, que vous avez toujours été. C'est ce qui me fait peur pour vous, monsieur le Comte. Qui sait si vous n'allez pas, dans un mouvement de charité inconsidéré, vous enflammer pour des idées soi-disant généreuses et, disons le mot, révolutionnaires ?
CLÉRAMBARD
 
   Pourquoi pas ? Il y a tant d'injustice dans le monde !
LE CURÉ 
 
   J'en étais sûr ! Vous voilà déjà parlant justice et injustice ! Sachez-le, Notre-Seigneur lui-même ne fondait aucune espérance sur la justice de ce bas-monde. Ce n'est que dans l'au-delà que la veuve et l'orphelin peuvent compter sur Lui.
CLÉRAMBARD 
 
   Curé, vous êtes en train d'interpréter les Évangiles.

mardi 16 octobre 2018

Casuistique et contrition vs pureté du Verbe

Un prêtre argentin ayant collaboré avec la junte expliqua la philosophie de celle-ci : "L'ennemi, c'était le marxisme. Le marxisme au sein de l'Eglise, disons, et dans la mère patrie - le danger que présentait l'avènement d'une nouvelle nation."
Naomi Klein.- La Stratégie du choc.

   [...] Jules* siffla le reste de vin et s'affala sur son lit, les bras en croix, sur le dos. La tête lui tournait. D'un main hésitante, il retroussa sa soutane et trifouilla sa braguette, sans résultat. Ah... du temps du séminaire, comme il était doux de se taper une petite pignole dans la solitude de la cellule, après complies. Bien sûr, c'était un péché, mais le révérend père Eusèbe savait se montrer indulgent, et, au confessionnal, il évacuait rapidement le problème de la chair. il prononçait "cheurre", avançant les lèvres en cul-de-poule. Outre les pignoles, Jules se souvenait du petit Louison, enfant de chœur de la paroisse Saint-Joseph, où, jeune vicaire, il célébra ses premières messes. L'adolescent était si naïf, si serviable... san aube froufroutante laissait deviner le galbe de la fesse, lorsqu'il se penchait pour servir le vin de messe. Ah, nostalgie de la jeunesse !
   Jules sombra dans un sommeil ponctué de puissants ronflements.

   Cuvant son beaujolais, il dormit toute la nuit. La bouche pâteuse, il s'éveilla fort tard, dérangé par un rayon de soleil qui se faufilait au travers des persiennes et vint lui chatouiller le nez.
   Jules se leva et contempla la banlieue ouatée d'une brume matinale. Aussitôt, il s'en fut s'agenouiller sur son prie-Dieu, après avoir pissé un coup.
   - MMrmmrmr... ecce, advenit dominator Dominus... mrmr... et regnum in manus ejus et potestas et imperium... mrmrmr... et Gloria patri et filio et spiritui sancto sicut erat in principio mrmrmr et nunc et semper et in saecula saeculorum... amen ! Ah !... s'écria-t-il, une bonne petite prière pour chasser la gueule de bois, y a qu'ça de vrai !
   Mais alors qu'il se relevait, un rayon flamboyant perfora le ciel bas et lourd, s'incurva et vint frapper Jules, qui courba la tête.


    - JULES... JULES... JULES...
   La voix était grave, caverneuse. C'était Sa voix, à Lui. Jules se mit à trembler. Depuis quelque temps, le Très-Haut condescendait à parler au chanoine, surtout le matin.
   - JULES... JULES... M'entends-tu ?
   -Quatre sur cinq seulement, ô Seigneur ! J'ai... j'ai un peu picolé hier soir ! avoua Jules.
   Le rayon redoubla d'intensité et effleura la barbe du chanoine, dont quelques poils roussirent. Jules comprit que le Très-Haut était en colère.
   Je l'f'rai plus, Seigneur ! sanglota-t-il.
    - Bougre d'abruti ! tonna la voix. Je me contrefous que tu picoles ! Ce n'est pas ce misérable petit péché de rien du tout qui provoque Mon courroux !
   - Ah bon ?
   On m'a dit que tu t'étais encore laissé embobiner par la canaille !
   - C'est qu'ils m'ont remis un chèque pour mes pauvres ! plaida Jules, en rentrant la tête dans les épaules.
   Tassé sur son prie-Dieu, il s'attendait à recevoir une raclée en bonne et due forme à coups de rayon, mais il sentit passer sur sa nuque le souffle divin. C'était un soupir très doux, parfumé d'encens.
    - Ah ! Jules... se lamenta le Seigneur. Mon pauvre Jules ! Que fais-tu de Mon enseignement ? Combien de fois t'ai-je expliqué ? Avec Mon infinie bonté, Mon infinie patience ?
   - Pardon, ô Seigneur...
   - N'implore pas, misérable ! gronda la voix.
   Le rayon crépita et Jules sentit une morsure brûlante sur sa joue.
   - Combien de fois t'ai-je menacé des flammes de l'enfer si tu t'obstinais dans la voie de la collaboration de classes ? Crétin !
   - Je fais de mon mieux, ô Seigneur ! protesta faiblement Jules en portant la main à sa blessure.
    - Silence ! C'est pourtant simple, nom de Moi ! s'écria le Tout-Puissant. Reprenons là où nous en étions la dernière fois ! Récite un peu !
   - Le capital-extorque-la-plus-value-à-la-classe-ouvrière... ânonna Jules ;
   - Ah ! ah ! on fait des progrès... susurra la voix. Allez, va chercher ton cahier !
   Jules s'installa à la table, tailla son crayon. Et, une fois de plus, le Seigneur exposa ses préceptes d'amour.

    Un quart d'heure plus tard, la leçon durait toujours. L'élève se faisait durement tirer l'oreille.
   - C'est pourtant simple, Jules ! s'énervait le Très-Haut. La chute tendancielle, oui, ten-dan-cielle, écris plus vite ! Tendancielle du taux de profit amène la récession lors de laquelle le capital brise les forces productives ! Jules, enfin, c'est élémentaire !
   Le chanoine écoutait. Religieusement.
   - Bon, soupira le Seigneur. Voyons si tu sais au moins le premier cours... Qu'est-ce qui détermine la valeur d'échange d'une marchandise ?
   - Ah, elle est dure, celle-là, Seigneur ! Attendez, j'y suis ! C'est la quantité de travail socialement nécessaire pour la produire ! J'ai bon, Seigneur ?
   - C'est bien, Mon fils, c'est bien... Pour la semaine prochaine tu me réviseras la composition organique du capital ! Tu te souviens, n'est-ce pas ? C sur c+v et tout ce qui en découle...
   - Tes vœux seront exaucés, Seigneur, murmura Jules après avoir regagné son prie-Dieu.
   - Mais cesse dont de te prosterner ainsi ! Un peu de dignité, que dia... ah, tu m'en fais bafouiller ! Jules ! Je fonde de grands espoirs sur toi, à condition que tu veuilles bien t'amender ! Tu es Jules, et sur Jules je rebâtirai mon église ! Car, vois-tu, je n'ai plus grand monde de présentable ! A part de gras pantouflards qui s'endorment au moindre cantique, nom de Moi ! Et l'autre Polack qui se prend pour... pour...
   Le Seigneur s'étranglait d'indignation.
   - C'est une mauvaise passe, ça va se tasser, ô Seigneur ! s'écria Jules.
   Mon troupeau se disperse ! reprit La voix. Je sens que ça foire dans les siècles des siècles, en vérité je te le dis... prie et médite, car je suis l'Unique !
    Soudain, le rai de lumière se tarit. Le chanoine se retrouva seul, à mi-chemin entre Dieu et les hommes. La tâche était rude. A maintes reprises, le Tout-Puissant s'était confié à Jules, son serviteur le plus dévoué. Il lui avait dit la colère des humbles qui arrivaient au ciel furieux de s'être laissé gruger toute leur vie.
   Depuis un petit siècle, le Seigneur recevait régulièrement la visite d'un certain Karl. Un brave garçon, certes un peu bougon, mais qui ne disait pas que des sottises. Karl connaissait avec ses disciples les mêmes déboires que le Seigneur. On tripatouillait le dogme, on sombrait dans la corruption en se foutant du populo crédule... Tant d'efforts pour en arriver à ce désastre.
   Jules était atterré par ces révélations. Il n'osait contredire le Seigneur de crainte d'être illico muté chez Belzébuth. Que faire ? A l'évidence, du côté divin, ça ne tournait plus très rond. Mais Jules, humble brebis dans l'immense troupeau humain, ne pouvait brandir l'étendard de la révolte contre le Créateur...
[...]
    Mais alors qu'il désespérait, il entendit La Voix.
   - Jules... Jules... Jules... Bougre d'abruti ! Vois ce que tu as fait ! Au lieu de suivre mes conseils et de guider mes brebis sur une ligne classe contre classe, tu as semé la division dans le camp ouvrier !
   - Mais Seigneur, moi et mes biffins, nous ne sommes que de pauvres pâtres...
   - Des pâtres, des pâtres ! Mais... tant de zizanie ! ricana le Très-Haut.
   Jules, la tête entre les mains, s'attendait à subir la caresse brûlante du rayon divin, en guise de punition.
   Rien ne vint.
[...]
   - Oui... terrible ! murmura le médecin. [...] Mais venez, Jules est tout près de là, j'entends sa voix !
    Un jeune curé à cheveux longs vint à leur rencontre. Le médecin fit les présentations.
   - Voilà l'abbé Jacques, notre évangélothérapeute ! C'est lui qui soigne votre frère, Ernestine...
   Jules était assis dans l'herbe, vêtu de rouge des pieds à la tête, et lisait un ouvrage de Lénine.
   - Alors, Jules, comment va ? demanda l'abbé.
   - Arrière, laquais de la bourgeoisie, suppôt du capital ! ricana le chanoine.
   - Ah ! Jules, mon Dieu... sanglota Ernestine. Saint Marc, saint Jean, saint Louis et tous les saints...
    - Ma sœur, ne vous tourmentez pas ! s'écria l'abbé. Jules fait de grands progrès...
   Il les entraîna un peu à l'écart. Ils s'assirent sur un banc.
   - Mais je ne comprends plus... dit Etienne. Il a renié saint François ?
   - Tout à fait ! reprit l'abbé Jacques. C'est bien pourquoi j'affirme qu'il progresse ! Il se range aujourd'hui résolument sous la bannière du Seigneur, même s'il croit que celui-ci s'est converti au marxisme. Jules éprouve en fait une grande culpabilité, qui date du temps du séminaire. Il n'est devenu capucin que pour faire plaisir à ses parents.
   - C'est bien vrai, comment le savez-vous ? s'écria Ernestine.
   - L'hypnoconfession, ma sœur ! répondit l'abbé. En fait, son ambition d'adolescent était de mener une grande carrière ecclésiastique, devenir cardinal et, qui sait... pape ? Il y a renoncé. D'où une récrimination sans cesse refoulée contre la hiérarchie épiscopale que Jules transcrit aujourd'hui dans son délire révolutionnaire... Me suivez-vous ?
   - Tout à fait ! s'exclama Étienne, fasciné par la clairvoyance de l'abbé.
   - Dans son délire antérieur, ce non-dit était déjà présent ! poursuivit Jacques. D'où la référence à saint François, fondateur d'un ordre mendiant, résolument hostile aux fastes de l’Église officielle... Suis-je clair ?
   - Vous l'êtes, mon père, vous l'êtes... dit gravement Étienne.
   - Il faut laisser opérer l'Esprit-Saint, conclut l'abbé. Jules retrouvera une vie normale, j'en suis persuadé !
   - Puisse Dieu vous entendre, mon père, murmura Ernestine.
   L'abbé s'était levé et se dirigeait vers Jules.
   - Tout va bien, camarade ! lui lança-t-il.
   -Mort aux bourgeois ! répondit Jules.
   Ernestine voulut lui remettre les quelques friandises qu'elle avait apportées, mais il la traita de grenouille de bénitier.


* A ne pas confondre avec l'abbé Jules, dont nous avons évoqué les affres ici, ici, et . Jules est en l'occurrence chanoine. Il est par ailleurs très fortement inspiré par un abbé ayant réellement existé, et dont nous tairons le nom par respect pour sa charogne qui doit, à l'heure actuelle, souffrir d'un degré de décomposition plus que certain, depuis le temps.

vendredi 21 septembre 2018

La dose de Wrobly : fructifor 2018 EC


   - Thierry Jonquet.- Le Pauvre nouveau est arrivé.

   Jonquet s'amuse !


   - Naomi Klein.- La Stratégie du choc.

   A la lecture de ce livre j'ai reçu un énorme choc. En un éclair j'ai été transporté dix ans en arrière en train d'écouter Mermet ! Plus sérieusement, la lecture de ce pavé écrit dans un style limpide procure à la fois souffrance (les victoires à répétitions de ces ordures de Chicago boys dans le monde entier), et le plaisir d'avancer dans un puzzle : le puzzle de l'histoire du monde à la louche de chouïa avant ma naissance à ma pré-quarantaine, tellement lacunaire dans mon esprit qui durant toutes ces années parfois difficiles n'a pas compris grand chose, des dictatures d'Amérique latine (Chili, Argentine...) à la Bolivie des 80's, de l'Indonésie de Suharto à la Chine de la place Tian'anmen, de la Pologne de Solidarnosc à l'Afrique du sud de Mandela, des vilenies de Thatcher jusqu'à l'oligarchie russe, l'Irak, les tortures de Guantanamo, l'ouragan ultra-libéral (l'auteure explique que le terme de "corporatisme" colle plus exactement à cette idéologie) qui dévasta la Nouvelle-Orléans... j'en passe évidemment. Tout cela vu sous l'angle de la croisade ultra-libérale (corporatiste) initiée par ce petit chancre fondamentaliste de Milton Friedman. Évidemment la charge de madame Klein est très orientée sur la version libérale du capitalisme, et on la sent plutôt indulgente pour tous les avatars du capitalisme d’État, du keynesianisme, de la planification technocratique, du nationalisme de gauche, du développementalisme extractiviste ou de la social-démocratie. Mais ce n'est pas grave, ce bouquin m'a apporté de grandes lumières.

Le film ici. Merci à Dror du blog Entre les Oreilles.


   - Julien Gracq.- Un balcon en forêt.

   Il faisait partie de ces écrivains que je ne connais pas, mais dont le nom résonne en moi comme du cristal, m'évoquant vaguement de purs ciseleurs littéraires. Il y en a quelques uns, surtout de la deuxième partie du XXème siècle, dont le prénom et le patron me font cet effet. Je crois bien que c'est parce que je les ai entendus prononcer par mon père enfant, adolescent, jeune adulte... Étant plutôt has been en littérature, et indifférent en général envers la littérature pour la littérature - il faut qu'il y ait dans les livres que je lis un ferment faisant gonfler en moi le désir de vivre, donc de changer la vie et de transformer le monde -, je suis plutôt nul en grands écrivains de cette époque, même si la poésie sonore de certains de leurs noms et les réminiscences qu'elles éveillent m'attirent quand même parfois comme le nectaire l'abeille.

   Je n'ai pas été déçu ici. Certes, c'est de la Littérature, d'une écriture sculptée au millimètre, travaillée en orfèvre. Les descriptions (surtout de paysages, montagnes, forêts, vallée...) s'enchaînent aux métaphores (souvent maritimes), avec une richesse et une précision de vocabulaire parfois fatigantes pour un autodidacte comme moi. L'argument : c'est la "drôle de guerre", les troupes s'emmerdent dans la Meuse, et le "héros" est muté dans une cabane au-dessus d'un blockhaus avec trois hommes au plus profond d'une forêt profonde de l'Ardenne, près de la frontière belge, comme dans une île déserte, le pied intégral. Et les jours et les saisons se suivent avec, d'abord insidieux, puis obsédant, le sentiment que ça va pas tarder à péter... Ça m'a rappelé, même si ça n'a pas grand chose à voir, ici on pourrait presque penser à une fiction inspirée par des faits autobiographiques alors que l'objet de ma réminiscence est une pure parabole philosophique, au Désert des Tartares de Dino Buzzati... Dans les deux ouvrages, on attend la guerre, on attend l'ennemi, ça devient une obsession, et rien ne se passe... J'ai eu aussi un flash de L'Etranger de Camus, en terminant le roman.

   Donc, merci papa. Car en plus j'ai découvert en page intérieur du livre sa signature, et vue la date du livre, il ne devait pas être bien vieux, peut-être vingt-cinq ans de moins que moi aujourd'hui, il ne devait même pas avoir encore contribué à me concevoir...


   - Henri Cartier-Bresson / Michel Bakounine.- Un autre futur.


Après ces bonnes feuilles, La Plèbe vous souhaite un bel automne, malgré tous les fachos et les libéraux, et la fin des oiseaux, des insectes et des lombrics.


mercredi 20 décembre 2017

La dose de Wrobly : frimaire 2017 EC


   Thierry Jonquet.- La Folle aventure des bleus.- Gallimard, 2005.
   Ça aurait pu être la folle histoire de Smet, à quelques années près : de la force de destruction matérielle, physique, culturelle, morale, intellectuelle, sensible... du prolétariat par la bourgeoisie et sa religion médiatique. Prémunissons-nous toujours plus compagnons, serrons-les rangs et continuons de déféquer sur leurs idoles, même à un contre mille !

   André Sfer.- French cancan.- Fasquelle, 1955.
   Nous vous avons déjà copié quelques extraits de cette adaptation du film de Jean Renoir sur Montmartre en 1888 et l'entertainment triomphant qui y sévit dix-sept ans après le massacre de la Commune et trois ans avant celui de Fourmies. Et nous avons encore prévu de vous en copier encore. Paradoxalement ce livre (et donc ce film, j'imagine, je ne l'ai pas vu), ne parle par du cabaret du Chat noir, situé pourtant, à la même époque, dans le même coinstot. Trop subversif ? Trop avant-gardiste ?... Trop intello ?...

   Béatrice Didier.- Littérature française: Le XVIIIe siècle. 1778-1820.- Arthaud, 1976.
   Un pavé, mais un bonheur pour qui, comme moi, se passionne pour la Révolution française, l'Histoire et la littérature, tout en ayant de grandes lacunes à leurs sujets, auto-didactat oblige. Tout est ratissé de 1778 à l'assassinat du duc de Berry (1820, ben ouais, tu savais pas ? l'autre !), de Rousseau à Chateaubriand. Des noms connus, aimés, des moins connus, moins aimés, détestés, des inconnus, bref, la comédie humaine de cet apocalypse messianique qui, des philosophes aux romantiques, en passant par les philosophes romantiques et les romantiques philosophant, les orateurs, idéologues, mystiques catholiques, protestants ou occultistes, athées, déistes ou païens, scientifiques, musiciens, peintres, anges de la guillotine persécutés eux-mêmes, enragés, communistes en herbe, réprimés par les jacobins, Thermidor, le directoire, l'empereur ou éternels baiseurs de mules impériale ou  bourbonne... cet apocalypse messianique qui, malheureusement, a accouché de générations de macrons.


    Georges Théotokas.- Le Démon.- Stock, 1946.
   Un roman mélancolique et nostalgique, entre le Grand Meaulnes et l'Abbé Jules, sur une petite île de la mer Egée. Me demandez pas où j'ai trouvé ça, je ne le sais pas moi-même.

   Michel Bakounine.- Aux compagnons de l'Association Internationale des Travailleurs du Locle et de la Chaux-de-Fonds.- Stock, 1972.
   On ne présente plus le grand russe familier de ces pages. Un petit jeu : de qui parle-t-il ici, avec le sens de la formule qui le caractérise ? : "Aujourd'hui, descendue au triste rôle d'une vieille intrigante radoteuse, elle est nulle, inutile, quelquefois malfaisante et toujours ridicule, tandis qu’avant 1830 et avant 1793 surtout, ayant réuni en son sein, à très peu d'exceptions près, tous les esprits d'élite, les cœurs les plus ardents, les volontés les plus fières, les caractères les plus audacieux, elle avait constitué une organisation active, puissante et réellement bienfaisante."

   Julio Sanz Oller.- Barcelone, l'espoir clandestin : les Commissions Ouvrières de Barcelone.- Le Chien rouge, 2008.
   D'actualité, comme vous le savez. Hein ? Mais non, rien à voir avec les nationalistes catalans, je parle de CQFD , ce sont eux qui ont édité ce bouquin il y a déjà un bail, et ils on besoin de blé. C'est un des deux ou trois seuls journaux que j'ai le temps de lire intégralement à chaque parution, alors merci pour eux. Surtout qu'à la qualité habituelle du canard s'est vu greffé le panache et l'énergie des forces vives du défunt Article 11 depuis à peu près un an (peut-être plus, le temps passe si vite), ce qui n'est pas peu dire !

lundi 24 octobre 2016

La dose de Wrobly, vendémiaire 2016 ère commune


     - Regain de Jean Giono.

    Un petit hameau isolé, à moitié en ruine, grillé par le soleil de plomb du midi de la France. Magnifique. Un hymne à la décroissance, paradoxalement par la recroissance d'un hameau désertifié (deux habitants, dont une vieille femme). Jean Giono fait partie de ces grands écrivains auxquels nous sommes attachés par certaines de ses aspirations éthiques (anti-militaristes, d'amour de la nature...) qui ont malheureusement eu des ennuis à la libération. Notre auteur avait un peu hâtivement cru voir dans la révolution nationale et l'Etat français de papy Pétain une forme de communalisme libertaire dirions nous aujourd'hui* (je connais mal le dossier). Sa deuxième période, moins de terroir, plus stendhalienne, est très belle aussi (le fameux Hussard dont on a dit qu'il l'avait pompé à la Chartreuse), une des pierres angulaires de l'univers mythologique littéraire de mon paternel.

*Cette version est calomnieuse, comme nous l'indique gracieusement un lecteur dans les commentaires. Je le cite : "ses ennuis à la Libération venaient, certes d'une imprudente publication dans Signal, mais aussi et surtout de règlements de compte entre le lui et le Parti Communiste". Moi, ça me va tout à fait. Merci donc au Promeneur et mille excuses aux mânes du cher Jean !

Attention ! des signes ostentatoires risquent de heurter la sensibilité des jeunes publics.

L'intégrale du film.


    - Laissez bronzer les cadavres de Jean-Patrick Manchette et Jean-Pierre Bastid.

    Un petit hameau isolé, à moitié en ruine, grillé par le soleil de plomb du midi de la France. Une bonne vingtaine d'années après Ô dingos, ô chateaux !, mon deuxième Manchette, auteur controversé et prometteur. Saignant.


     - La vie de ma mère de Thierry Jonquet.

    Mises à part deux ou trois nouvelles mineures, je peux dire que ça y est, j'ai tout lu Jonquet ! Incroyable écrivain, véritable illusionniste. Il y a l'atmosphère, il y a la souffrance et la violence, il y a l'horreur, mais aussi et surtout, il y a les chutes ! Et on tombe de haut sauf exception. Ah ! Je n'ai pas lu son roman posthume, mais là, comme ça, ça sent trop le coup éditorial lucratif... Et puis je sature un peu, j'ai pas trop envie. Dites-moi si je me trompe.


     - De Jean Amila : Motus !

    Il existe près des écluses... des barbouzes, des militaires, des règlements de compte, des haines familiales et de classe, des morts qui ressuscitent, des passions noires, de la pourriture et d'étranges insectes luisants et charognards... Incroyable, en achetant ce vieux poche à un bouquiniste au marché de Paramé, j'ai confondu Jean Amila, et André Héléna, jusqu'à hier ! Une bonne vingtaine d'années après avoir lu Le Demi-sel, je croyais voir là mon deuxième Héléna. Quel rapport entre eux ? Je ne sais, peut-être sont-ils tous les deux un peu prolétariens... Motus n'est pas mal, mais il manque quelque chose pour que l'ambiance soit vraiment angoissante... et l'intrigue addictive... Un côté désuet aussi, que je ne ressens pas chez Simenon, peut-être chez Malet, intégralement lu mais ça date...


    - Lettres à Doubenka de Bohumil Hrabal.


    J'aime piocher parmi mes six ou sept étagères de livres à lire, et tomber sur un improbable, dont je ne connais pas l'auteur (un des plus grands écrivains tchèques du XXème siècle, mais je suis autodidacte...), dont je ne sais ni quand, ni par qui il est arrivé là, peut-être offert par mon père, pourtant en général il les dédicaçait... Mais comme nous étions allés ensemble à Prague dans les 90's, j'avais la vingtaine, juste après les évènements de 89 narrés ici, je m'étais dit... Un voyage mémorable, j'étais tellement bourré dans le train que j'ai pissé dans le compartiment, une fois n'est pas coutume, mais mon père, pourtant spécialiste de l'imbibation (il en est mort d'ailleurs) n'avait jamais vu ça. Je me permets d'en parler car Hrabal semble un genre de Bukowski tchèque, et la biture et la bière semblent être des favoris parmi ses thèmes récurrents. Je me souviens aussi de jeunes espagnols dans le couloir longeant le compartiment, j'allais les voir bouteille d'alcool blanc dans une main et le bouquin d'Abel Paz sur Durrutti dans l'autre, heureux de fraterniser. Ils ont semblé n'avoir jamais entendu parler d'aucun des deux hommes. A Prague même, déssoûlé, en bon gogo de touriste, je me suis fait piquer mon portefeuille dans mon sac à dos. On est allé chez les flics, et ben c'était quelques années après la chute du rideau, mais dans les commissariats, ça sentait encore fort l'ancien régime, pas rassurés, qu'on était. Finalement mon père m'a prêté un peu pour continuer à picoler en visitant. J'ai un très beau souvenir de la ville, la place Venceslas, avec toutes ses tavernes, ses orchestres de jazz New-Orleans, le pont dont j'ai oublié le nom, tout cela et le reste évoquant vraiment le nom "bohême", même si, adjectivé aujourd'hui, il est ad nauseam accolé à celui de "bourgeois". Le bouquin de Hrabal est passionnant, ivrogne d'une grande culture, il nous fait partager ses tribulation aux States, invité par une "bohêmiste" (Doubenka) pour des conférences, alors que simultanément à l'est et plus précisément chez lui, c'est le grand dégel des pays du pacte. Il en profite pour raconter moultes anecdotes sur ses auteurs chéris (Kafka, Hasek en Tchéquoslovaquie, les hooligans déjà évoqués ici en Russie, et bien d'autres, notamment américains, comme Kerouac). J'ai parfois quelques réserves morales face à ce qu'écrit Hrabal. Par exemple, je trouve qu'il emploie un peu trop souvent le mot "nègre", avec toujours des appréciations ambigües sur les personnes qu'il désigne ainsi. Et il met sur le même plan la répression "communiste" à Prague, le 21 août ou le 17 novembre, et les émeutes en feu de joie de Detroit (qui, je le concèdent ont été particulièrement meurtrières) : répression = insurrection = gross malheur ! De même quand il qualifie Valérie Solanas de "traînée" en évoquant le carton qu'elle a fait sur son idole (à Hrabal) Andy Wharol. Il y a peut-être une histoire de traduction, peut-être dans son esprit "trainée" est il moins péjoratif qu'en français... Pour finir, Hrabal le dit lui même et on ne lui fera pas la morale sur ce point, en tout cas pas tant qu'on n'aura pas au moins fait cinq ans de cabane comme Vaclav Havel, notre écrivain a beaucoup résisté à l'envie de résister. En 45, il arrive en retard à la fac, juste à temps pour voir tous ses copains étudiants ramassés par les nazis dans des camions pour aller se faire fusiller ou déporter. En 68, il est au bistro. En 89, devant sa télé, sauf quand la révolution de velours semble gagner la partie, là il daigne retourner au bistro en ville. Et avant cela, il a plutôt été adepte du statu quo, préférant aller de temps en temps au ministère de l'intérieur en réunion plutôt que de voir son oeuvre littéraire réduite au silence. Ni exilé, ni prisonnier, il a passé toutes ces années sous les bottes, nazies et staliniennes, à picoler et à écrire sans faire de vagues. A sa décharge, au moins n'a-t-il pas fini président à genou dans une cathédrale... Quant à moi, ça me fait tout drôle parce que, cette tranche d'Histoire qu'il raconte, celle de 89, la fin du bloc, eh bien, contrairement à 45 ou à 68, c'était de mon vivant, j'avais 20 ans, j'étais comme Bohumil déjà bien imbibé aussi, même si pour moi ça n'aurait pas pu durer aussi longtemps que pour lui, c'est si proche, et en même temps si loin déjà...



    - L'Honneur perdu de Katharina Blum d'Heinrich Böll.

    Je l'avais lu dans le texte une première fois, pour dire que je n'en avais pas compris la moitié.

      "D'entrée de jeu, donc, l'essentiel est connu. En apparence, tout suspense est écarté. On sait que Katharina a tué Tötges. Mais même si on imagine quelles bassesses celui-ci a pu écrire, sa mort demeure peu compréhensible. Tous les jours la presse à sensation déverse sa boue. Ses victimes s'en indignent mais ne vont pas jusqu'à assassiner - ni même corriger - les auteurs des articles. Alors pourquoi Katharina Blum a-t-elle réagi aussi violemment ? Telle est la question que pose le livre.
     Question relativement facile [...] et qui en recouvre une autre, capitale, celle-là : comment le mensonge, la haine, la violence verbale peuvent-ils engendrer la violence physique ? Comment la violence naît-elle de la violence ? [...] Baignant dans la fange, propagandiste de la violence, la presse à sensation - et ce n'est pas seulement vrai dans l'Allemagne de l'Ouest des années 70 - se pare hypocritement du masque de la morale, se pose en gardienne de la vertu et de l'ordre.(Présentation de Claude Bonnefoy).
   Dès qu'il eut connaissance de ces deux meurtres, LE JOURNAL se comporta d'assez étrange façon : agitation démentielle, manchettes, placards, éditions spéciales, avis de décès d'un format démesuré. Comme si en ce bas monde où tuer n'a rien d'exceptionnel, le meurtre d'un journaliste avait quelque chose de particulier, de plus important par exemple que celui d'un directeur, employé ou pilleur de banque.
   L'importance excessive accordée par la presse à ces faits divers doit être d'autant plus soulignée que LE JOURNAL ne fut pas seul à leur donner une telle publicité. D'autres journaux qualifièrent aussi le meurtre des journalistes de particulièrement vil, épouvantable, dramatique, au point d'en faire presque, pourrait-on dire, un meurtre rituel. Ils allèrent même jusqu'à parler de "victimes du devoir professionnel".


    - La Valeur d'usage de Sade de Georges Bataille.

    Saignant, aussi. "Sade, c'est formidâââble, n'est pas ? Dans les salons révolutionnaire littéraires, c'est d'un cachet ma chère ! Foi d'André Breton, j'adôôôre ce type !" Et puis c'est tout ? Bataille, quant à lui, trouve ça pitoyable, de se la jouer sadien tant qu'on a pas commencé à le mettre réellement en pratique, et pas que sur le papier !

"[...] Le processus d'appropriation simple est donné d'une façon normale à l'intérieur du processus d'excrétion composé, en tant qu'il est nécessaire à la production d'un rythme alternatif, par exemple dans le passage suivant de Sade :
   Verneuil fait chier, il mange l'étron et veut qu'on mange le sien. Celle à qui il fait manger sa merde vomit, il avale ce qu'elle rend."

Un petit livre, du grand Bataille.


    - Bienvenue : 34 auteurs pour les réfugiés.



    Il y a des noms qui nous ont fait plaisir dans ce recueil de soutien à l'UNHCR pour les réfugiés : Sorj Chalandon, Lola Lafon, Lydie Salvaire. Des qu'on apprécie moins, comme le dessinateur du Journal Officiel, ou une star de la BD (dont on a pu cependant apprécier certains albums). Des connus, des inconnus. Et de belles découvertes (Gauz, dont l'esprit acéré et l'humour nous ont déjà fait jubiler ici). Mais on aimerait pouvoir faire plus que de lire un Seuil et de filer trois balles à une ONG pour aider nos frères réfugiés, et plus généralement pour abolir les lignes tracées par terre... Pour tout dire, cet en-cas littéraire ne nous a pas Calais. On essaye de rester prêt à toute occasion de participer avec nos modestes moyens à la solidarité.