mercredi 22 février 2023

La Dose de Wrobly : pluviôse 2023 EC

Odilon Redon.- La Cellule d'or.

- Walter Benjamin.- Rêves.
   "Une tradition populaire met en garde contre l’idée de raconter ses rêves le matin, à jeun. Dans cet état, en effet, l’homme éveillé est encore sous l’emprise du rêve. Car la toilette ne rappelle à la lumière que la surface du corps et ses fonctions motrices visibles, alors que, dans les couches inférieures, pendant que nous faisons notre toilette, la pénombre grise du rêve persiste et se renforce même dans l’isolement de la première heure de veille. Celui qui appréhende d’entrer en contact avec le jour, que ce soit par peur des hommes ou parce qu’il veut se recueillir, peu importe, ne désire pas manger et dédaigne le petit déjeuner. Il évite ainsi la rupture entre le monde de la nuit et celui du jour. Une précaution qui ne se justifie que si l’on consume le rêve dans une tâche exigeant concentration, à défaut de le consumer dans la prière, mais qui peut conduire, autrement, à une confusion des rythmes de vie. Dans cette représentation, transcrire ses rêves est funeste, car l’homme, encore à moitié complice du rêve, le trahit avec ses mots et doit s’attendre à ce qu’il se venge. Pour le dire dans le langage d’aujourd’hui : il se trahit lui-même. Il a quitté la protection de la naïveté onirique et s’abandonne à lui-même en touchant à ses visions de rêve sans les maîtriser. Car c’est seulement de l’autre rive, dans la clarté du jour, qu’on peut raconter le rêve, à l’aide d’un souvenir capable de le maîtriser. Cet au-delà du rêve ne peut être atteint que par une purification analogue à la toilette et pourtant totalement différente d’elle. Cette purification passe par l’estomac. L’homme à jeun parle encore du rêve comme s’il parlait dans son sommeil."
Albert Welti. Nuit de lune [Mondnacht].

- Lois McMaster Bujold.- Komarr.
   Grand plaisir de retrouver Miles Vorkosigan, viré des services secrets mais désormais Lord Auditeur de Barrayar, débarquer sur la planète Komarr pour y enquêter sur la destruction de son miroir solaire. Il y rencontre une famille à l'homme manipulateur et agressif, mais dont la femme n'est pas sans l'attirer puissamment... Je débute donc dans le suspense le tome 5 de la saga !

vendredi 10 février 2023

Fourier est en deuil.

Moi, Charles Fourier, m'associe aux membres du département de philosophie de l'Université Paris 8 de Saint-Denis afin de vous faire part du décès de René Schérer, survenu le 1er février 2023, et vous partage ce message rédigé par ses collègues Stéphane Douailler et Emmanuel Pehau.


Le département de philosophie de l’Université Paris 8 a la tristesse d’annoncer le décès de René Schérer survenu le 1erfévrier 2023. Un moment de recueillement à la chambre funéraire de Châtillon a réuni hier ses proches, collègues et ami.es, avant que son corps ne rejoigne la ville de Tulle où il sera inhumé dans un caveau familial.

René Schérer appartenait à la génération fondatrice à la fois de notre université (à travers le Centre Expérimental de Vincennes, dont il occupa souvent les bâtiments administratifs sans jamais y siéger) et de notre département (où il enseigna dès le premier semestre). Entré pour enseigner (bientôt par les actes autant que par la parole) la "critique de l'idéologie pédagogique", il devint un réformateur autant qu'un agitateur de l'institution en fondant, avec Châtelet, Deleuze et Lyotard l'Institut Polytechnique de Philosophie (qui permit de délivrer des diplômes de valeur, en particulier à la population étudiante d'origine étrangère, dans un département alors privé d'habilitation nationale), avant de reprendre, après la mort de son camarade de tous les combats, François Châtelet, la reconstruction et la réhabilitation du cursus de philosophie. Il sera le premier responsable, du milieu des années 1980 au début des années 1990, de la formation doctorale en philosophie, d'abord seul puis, après sa retraite, comme conseiller de son complice en phénoménologie Arion Kelkel.

S’il fut l’un des premiers à rejoindre le Centre expérimental de Vincennes, il fut peut-être aussi celui qui honora jusque dans l’âge le plus avancé la mission d’enseignement et de recherche qu’il avait alors acceptée. Ce n’est qu’après 2018, alors qu’il voyait arriver le moment de devenir centenaire, qu’il mit fin à son célèbre séminaire. Lorsque le jeudi soir René Schérer, entouré de quelques étudiant.es, arrivait au département de philosophie, quelque chose comme une autre temporalité sensible s’installait. Se faisant entendre depuis un espace circonscrit imposé par la relative surdité de René, une voix d’une tonalité très particulière s’élevait, instituait une scène inimitable d’écoute et d’échange, agrégeait autour d’elle comme autour d’un colombarium qui aurait été conçu pour donner leur envol à des idées philosophiques inouïes.

René Schérer laisse une œuvre importante composée de près d’une trentaine de livres publiés en nom propre ou en collaboration entre 1961 et 2017, qui l’aura mené d’un travail de présentation et de traduction de la phénoménologie husserlienne comprenant notamment la mise à la disposition du public français des quatre volumes des Recherches Logiques de Husserl vers l’analyse philosophique de la communication prise pour sujet de sa thèse, avant que l’impact des événements de 1968 sur les tâches, méthodes et horizons qui s’ouvraient au travail philosophique ne l’oriente vers un long et personnel chemin de réflexion, où, s’aidant de Charles Fourier, Gabriel Tarde et Gilles Deleuze, il ne cessera de remettre sur le chantier la question du mode de fabrication des sujets humains et des rapports que crée et autorise entre eux une civilisation qui se laisse régulièrement convaincre de s’en tenir aux schémas de compréhension qu’elle a déjà plaqués sur le miroitement infini de la vie. Accordant une attention exceptionnelle aux possibles dont le désir multiforme de « changer de vie et de société » d’après 1968 ne cessa de produire des images variées, il se reconnut dans la tâche d’entreprendre l’édification d’un imaginaire rigoureux dans lequel l’homosexualité, admise à prendre le rôle et la fonction de donnée immédiate de la conscience, apprendrait à impulser un examen de grande ampleur critique, utopique, poétique des catégories et constructions des sciences humaines et sociales qui connaissaient au cours des mêmes années un essor et un renouvellement considérables. Les reconfigurations qu’il proposa de la question éducative et de la question de l’hospitalité se sont propagées au-delà des frontières.

Outre ses livres et ses nombreuses conférences, pour partie perdues, quatre films tournés entre 1975 et 2016 continueront d’attester jusque dans la mémoire de la contre-culture l’autre manière de voir ainsi que l’autre ambition de penser que René Schérer essaya de faire advenir. 


Bibliographie partielle et partiale :
Charles Fourier ou la Contestation globale, Paris, Seghers, 1970; réédition Paris, Séguier, 1996.
L’Âme atomique. Pour une esthétique d’ère nucléaire (avec Guy Hocquenghem), Paris, Albin Michel, 1986.
Pari sur l’impossible. Études fouriéristes, Saint-Denis, Presses universitaires de Vincennes, 1989.
L’Écosophie de Charles Fourier, Paris, Economica, 2001.
En quête de réel. Réflexions sur le droit de punir, le fouriérisme et quelques autres thèmes – Entretien avec Tony Ferri, Paris, L'Harmattan, 2014.
Fouriériste aujourd'hui, suivi de Études et témoignages, sous la dir. de Yannick Beaubatie, Tulle, Éditions Mille Sources, 2017.