vendredi 10 février 2023

Fourier est en deuil.

Moi, Charles Fourier, m'associe aux membres du département de philosophie de l'Université Paris 8 de Saint-Denis afin de vous faire part du décès de René Schérer, survenu le 1er février 2023, et vous partage ce message rédigé par ses collègues Stéphane Douailler et Emmanuel Pehau.


Le département de philosophie de l’Université Paris 8 a la tristesse d’annoncer le décès de René Schérer survenu le 1erfévrier 2023. Un moment de recueillement à la chambre funéraire de Châtillon a réuni hier ses proches, collègues et ami.es, avant que son corps ne rejoigne la ville de Tulle où il sera inhumé dans un caveau familial.

René Schérer appartenait à la génération fondatrice à la fois de notre université (à travers le Centre Expérimental de Vincennes, dont il occupa souvent les bâtiments administratifs sans jamais y siéger) et de notre département (où il enseigna dès le premier semestre). Entré pour enseigner (bientôt par les actes autant que par la parole) la "critique de l'idéologie pédagogique", il devint un réformateur autant qu'un agitateur de l'institution en fondant, avec Châtelet, Deleuze et Lyotard l'Institut Polytechnique de Philosophie (qui permit de délivrer des diplômes de valeur, en particulier à la population étudiante d'origine étrangère, dans un département alors privé d'habilitation nationale), avant de reprendre, après la mort de son camarade de tous les combats, François Châtelet, la reconstruction et la réhabilitation du cursus de philosophie. Il sera le premier responsable, du milieu des années 1980 au début des années 1990, de la formation doctorale en philosophie, d'abord seul puis, après sa retraite, comme conseiller de son complice en phénoménologie Arion Kelkel.

S’il fut l’un des premiers à rejoindre le Centre expérimental de Vincennes, il fut peut-être aussi celui qui honora jusque dans l’âge le plus avancé la mission d’enseignement et de recherche qu’il avait alors acceptée. Ce n’est qu’après 2018, alors qu’il voyait arriver le moment de devenir centenaire, qu’il mit fin à son célèbre séminaire. Lorsque le jeudi soir René Schérer, entouré de quelques étudiant.es, arrivait au département de philosophie, quelque chose comme une autre temporalité sensible s’installait. Se faisant entendre depuis un espace circonscrit imposé par la relative surdité de René, une voix d’une tonalité très particulière s’élevait, instituait une scène inimitable d’écoute et d’échange, agrégeait autour d’elle comme autour d’un colombarium qui aurait été conçu pour donner leur envol à des idées philosophiques inouïes.

René Schérer laisse une œuvre importante composée de près d’une trentaine de livres publiés en nom propre ou en collaboration entre 1961 et 2017, qui l’aura mené d’un travail de présentation et de traduction de la phénoménologie husserlienne comprenant notamment la mise à la disposition du public français des quatre volumes des Recherches Logiques de Husserl vers l’analyse philosophique de la communication prise pour sujet de sa thèse, avant que l’impact des événements de 1968 sur les tâches, méthodes et horizons qui s’ouvraient au travail philosophique ne l’oriente vers un long et personnel chemin de réflexion, où, s’aidant de Charles Fourier, Gabriel Tarde et Gilles Deleuze, il ne cessera de remettre sur le chantier la question du mode de fabrication des sujets humains et des rapports que crée et autorise entre eux une civilisation qui se laisse régulièrement convaincre de s’en tenir aux schémas de compréhension qu’elle a déjà plaqués sur le miroitement infini de la vie. Accordant une attention exceptionnelle aux possibles dont le désir multiforme de « changer de vie et de société » d’après 1968 ne cessa de produire des images variées, il se reconnut dans la tâche d’entreprendre l’édification d’un imaginaire rigoureux dans lequel l’homosexualité, admise à prendre le rôle et la fonction de donnée immédiate de la conscience, apprendrait à impulser un examen de grande ampleur critique, utopique, poétique des catégories et constructions des sciences humaines et sociales qui connaissaient au cours des mêmes années un essor et un renouvellement considérables. Les reconfigurations qu’il proposa de la question éducative et de la question de l’hospitalité se sont propagées au-delà des frontières.

Outre ses livres et ses nombreuses conférences, pour partie perdues, quatre films tournés entre 1975 et 2016 continueront d’attester jusque dans la mémoire de la contre-culture l’autre manière de voir ainsi que l’autre ambition de penser que René Schérer essaya de faire advenir. 


Bibliographie partielle et partiale :
Charles Fourier ou la Contestation globale, Paris, Seghers, 1970; réédition Paris, Séguier, 1996.
L’Âme atomique. Pour une esthétique d’ère nucléaire (avec Guy Hocquenghem), Paris, Albin Michel, 1986.
Pari sur l’impossible. Études fouriéristes, Saint-Denis, Presses universitaires de Vincennes, 1989.
L’Écosophie de Charles Fourier, Paris, Economica, 2001.
En quête de réel. Réflexions sur le droit de punir, le fouriérisme et quelques autres thèmes – Entretien avec Tony Ferri, Paris, L'Harmattan, 2014.
Fouriériste aujourd'hui, suivi de Études et témoignages, sous la dir. de Yannick Beaubatie, Tulle, Éditions Mille Sources, 2017.

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