Un prêtre argentin ayant collaboré avec la junte expliqua la philosophie de celle-ci : "L'ennemi, c'était le marxisme. Le marxisme au sein de l'Eglise, disons, et dans la mère patrie - le danger que présentait l'avènement d'une nouvelle nation."
Naomi Klein.- La Stratégie du choc.
[...]
Jules* siffla le reste de vin et s'affala sur son lit, les bras en croix, sur le dos. La tête lui tournait. D'un main hésitante, il retroussa sa soutane et trifouilla sa braguette, sans résultat. Ah... du temps du séminaire, comme il était doux de se taper une petite pignole dans la solitude de la cellule, après complies. Bien sûr, c'était un péché, mais le révérend père Eusèbe savait se montrer indulgent, et, au confessionnal, il évacuait rapidement le problème de la chair. il prononçait "cheurre", avançant les lèvres en cul-de-poule. Outre les pignoles, Jules se souvenait du petit Louison, enfant de chœur de la paroisse Saint-Joseph, où, jeune vicaire, il célébra ses premières messes.
L'adolescent était si naïf, si serviable... san aube froufroutante laissait deviner le galbe de la fesse, lorsqu'il se penchait pour servir le vin de messe. Ah, nostalgie de la jeunesse !
Jules sombra dans un sommeil ponctué de puissants ronflements.
Cuvant son beaujolais, il dormit toute la nuit. La bouche pâteuse, il s'éveilla fort tard, dérangé par un rayon de soleil qui se faufilait au travers des persiennes et vint lui chatouiller le nez.
Jules se leva et contempla la banlieue ouatée d'une brume matinale.
Aussitôt, il s'en fut s'agenouiller sur son prie-Dieu, après avoir pissé un coup.
- MMrmmrmr... ecce, advenit dominator Dominus... mrmr... et regnum in manus ejus et potestas et imperium... mrmrmr... et Gloria patri et filio et spiritui sancto sicut erat in principio mrmrmr et nunc et semper et in saecula saeculorum... amen ! Ah !... s'écria-t-il, une bonne petite prière pour chasser la gueule de bois, y a qu'ça de vrai !
Mais alors qu'il se relevait, un rayon flamboyant perfora le ciel bas et lourd, s'incurva et vint frapper Jules, qui courba la tête.
- JULES... JULES... JULES...
La voix était grave, caverneuse. C'était Sa voix, à Lui. Jules se mit à trembler. Depuis quelque temps, le Très-Haut condescendait à parler au chanoine, surtout le matin.
- JULES... JULES... M'entends-tu ?
-Quatre sur cinq seulement, ô Seigneur ! J'ai... j'ai un peu picolé hier soir ! avoua Jules.
Le rayon redoubla d'intensité et effleura la barbe du chanoine, dont quelques poils roussirent. Jules comprit que le Très-Haut était en colère.
Je l'f'rai plus, Seigneur ! sanglota-t-il.
- Bougre d'abruti ! tonna la voix. Je me contrefous que tu picoles ! Ce n'est pas ce misérable petit péché de rien du tout qui provoque Mon courroux !
- Ah bon ?
On m'a dit que tu t'étais encore laissé embobiner par la canaille !
- C'est qu'ils m'ont remis un chèque pour mes pauvres ! plaida Jules, en rentrant la tête dans les épaules.
Tassé sur son prie-Dieu, il s'attendait à recevoir une raclée en bonne et due forme à coups de rayon, mais il sentit passer sur sa nuque le souffle divin. C'était un soupir très doux, parfumé d'encens.
- Ah ! Jules... se lamenta le Seigneur. Mon pauvre Jules ! Que fais-tu de Mon enseignement ? Combien de fois t'ai-je expliqué ? Avec Mon infinie bonté, Mon infinie patience ?
- Pardon, ô Seigneur...
- N'implore pas, misérable ! gronda la voix.
Le rayon crépita et Jules sentit une morsure brûlante sur sa joue.
- Combien de fois t'ai-je menacé des flammes de l'enfer si tu t'obstinais dans la voie de la collaboration de classes ? Crétin !
- Je fais de mon mieux, ô Seigneur ! protesta faiblement Jules en portant la main à sa blessure.
- Silence ! C'est pourtant simple, nom de Moi ! s'écria le Tout-Puissant. Reprenons là où nous en étions la dernière fois ! Récite un peu !
- Le capital-extorque-la-plus-value-à-la-classe-ouvrière... ânonna Jules ;
- Ah ! ah ! on fait des progrès... susurra la voix. Allez, va chercher ton cahier !
Jules s'installa à la table, tailla son crayon. Et, une fois de plus, le Seigneur exposa ses préceptes d'amour.
Un quart d'heure plus tard, la leçon durait toujours. L'élève se faisait durement tirer l'oreille.
- C'est pourtant simple, Jules ! s'énervait le Très-Haut. La chute tendancielle, oui, ten-dan-cielle, écris plus vite ! Tendancielle du taux de profit amène la récession lors de laquelle le capital brise les forces productives ! Jules, enfin, c'est élémentaire !
Le chanoine écoutait. Religieusement.
- Bon, soupira le Seigneur. Voyons si tu sais au moins le premier cours... Qu'est-ce qui détermine la valeur d'échange d'une marchandise ?
- Ah, elle est dure, celle-là, Seigneur ! Attendez, j'y suis ! C'est la quantité de travail socialement nécessaire pour la produire ! J'ai bon, Seigneur ?
- C'est bien, Mon fils, c'est bien... Pour la semaine prochaine tu me réviseras la composition organique du capital ! Tu te souviens, n'est-ce pas ? C sur c+v et tout ce qui en découle...
- Tes vœux seront exaucés, Seigneur, murmura Jules après avoir regagné son prie-Dieu.
- Mais cesse dont de te prosterner ainsi ! Un peu de dignité, que dia... ah, tu m'en fais bafouiller !
Jules ! Je fonde de grands espoirs sur toi, à condition que tu veuilles bien t'amender ! Tu es Jules, et sur Jules je rebâtirai mon église ! Car, vois-tu, je n'ai plus grand monde de présentable ! A part de gras pantouflards qui s'endorment au moindre cantique, nom de Moi ! Et l'autre Polack qui se prend pour... pour...
Le Seigneur s'étranglait d'indignation.
- C'est une mauvaise passe, ça va se tasser, ô Seigneur ! s'écria Jules.
Mon troupeau se disperse ! reprit La voix. Je sens que ça foire dans les siècles des siècles, en vérité je te le dis... prie et médite, car je suis l'Unique !
Soudain, le rai de lumière se tarit. Le chanoine se retrouva seul, à mi-chemin entre Dieu et les hommes. La tâche était rude. A maintes reprises, le Tout-Puissant s'était confié à Jules, son serviteur le plus dévoué. Il lui avait dit la colère des humbles qui arrivaient au ciel furieux de s'être laissé gruger toute leur vie.
Depuis un petit siècle, le Seigneur recevait régulièrement la visite d'un certain Karl. Un brave garçon, certes un peu bougon, mais qui ne disait pas que des sottises. Karl connaissait avec ses disciples les mêmes déboires que le Seigneur.
On tripatouillait le dogme, on sombrait dans la corruption en se foutant du populo crédule... Tant d'efforts pour en arriver à ce désastre.
Jules était atterré par ces révélations. Il n'osait contredire le Seigneur de crainte d'être illico muté chez Belzébuth. Que faire ? A l'évidence, du côté divin, ça ne tournait plus très rond. Mais Jules, humble brebis dans l'immense troupeau humain, ne pouvait brandir l'étendard de la révolte contre le Créateur...
[...]
Mais alors qu'il désespérait, il entendit La Voix.
- Jules... Jules... Jules... Bougre d'abruti ! Vois ce que tu as fait ! Au lieu de suivre mes conseils et de guider mes brebis sur une ligne classe contre classe, tu as semé la division dans le camp ouvrier !
- Mais Seigneur, moi et mes biffins, nous ne sommes que de pauvres pâtres...
- Des pâtres, des pâtres ! Mais... tant de zizanie ! ricana le Très-Haut.
Jules, la tête entre les mains, s'attendait à subir la caresse brûlante du rayon divin, en guise de punition.
Rien ne vint.
[...]
- Oui... terrible ! murmura le médecin. [...] Mais venez, Jules est tout près de là, j'entends sa voix !
Un jeune curé à cheveux longs vint à leur rencontre. Le médecin fit les présentations.
- Voilà l'abbé Jacques, notre évangélothérapeute ! C'est lui qui soigne votre frère, Ernestine...
Jules était assis dans l'herbe, vêtu de rouge des pieds à la tête, et lisait un ouvrage de Lénine.
- Alors, Jules, comment va ? demanda l'abbé.
- Arrière, laquais de la bourgeoisie, suppôt du capital ! ricana le chanoine.
- Ah ! Jules, mon Dieu... sanglota Ernestine. Saint Marc, saint Jean, saint Louis et tous les saints...
- Ma sœur, ne vous tourmentez pas ! s'écria l'abbé. Jules fait de grands progrès...
Il les entraîna un peu à l'écart. Ils s'assirent sur un banc.
- Mais je ne comprends plus... dit Etienne. Il a renié saint François ?
- Tout à fait ! reprit l'abbé Jacques. C'est bien pourquoi j'affirme qu'il progresse ! Il se range aujourd'hui résolument sous la bannière du Seigneur, même s'il croit que celui-ci s'est converti au marxisme. Jules éprouve en fait une grande culpabilité, qui date du temps du séminaire. Il n'est devenu capucin que pour faire plaisir à ses parents.
- C'est bien vrai, comment le savez-vous ? s'écria Ernestine.
- L'hypnoconfession, ma sœur ! répondit l'abbé. En fait, son ambition d'adolescent était de mener une grande carrière ecclésiastique, devenir cardinal et, qui sait... pape ? Il y a renoncé. D'où une récrimination sans cesse refoulée contre la hiérarchie épiscopale que Jules transcrit aujourd'hui dans son délire révolutionnaire... Me suivez-vous ?
- Tout à fait ! s'exclama Étienne, fasciné par la clairvoyance de l'abbé.
- Dans son délire antérieur, ce non-dit était déjà présent ! poursuivit Jacques.
D'où la référence à saint François, fondateur d'un ordre mendiant, résolument hostile aux fastes de l’Église officielle... Suis-je clair ?
- Vous l'êtes, mon père, vous l'êtes... dit gravement Étienne.
- Il faut laisser opérer l'Esprit-Saint, conclut l'abbé. Jules retrouvera une vie normale, j'en suis persuadé !
- Puisse Dieu vous entendre, mon père, murmura Ernestine.
L'abbé s'était levé et se dirigeait vers Jules.
- Tout va bien, camarade ! lui lança-t-il.
-Mort aux bourgeois ! répondit Jules.
Ernestine voulut lui remettre les quelques friandises qu'elle avait apportées, mais il la traita de grenouille de bénitier.
* A ne pas confondre avec l'abbé Jules, dont nous avons évoqué les affres ici, ici, et là. Jules est en l'occurrence chanoine. Il est par ailleurs très fortement inspiré par un abbé ayant réellement existé, et dont nous tairons le nom par respect pour sa charogne qui doit, à l'heure actuelle, souffrir d'un degré de décomposition plus que certain, depuis le temps.
Ça m'évoque furieusement un bouquin intitulé "Le pauvre nouveau est arrivé" par un auteur qui, hélas, finit sa carrière par un livre opportuniste et médiocre.
RépondreSupprimerS'pas ?
Ouaip' ! C'est bien ça, petit livre qui faisait partie de ma dernière dose. Son livre opportuniste c'est celui sur les émeutes de 2005, Ils sont votre épouvante et vous êtes leur crainte ? Oui, il s'est un peu républicanisé sur la fin, au point d'être cité avec éloge par Houellebecq dans La Carte et le Territoire.
RépondreSupprimerDésolé d'avoir tardé, mais je ne reçois à nouveau plus de mail pour me prévenir des commentaires.
Amitiés.
Oui, oui, c'est cela même. D'autant plus dommage qu'on l'aimait bien Jonquet. Surtout à ses débuts quand il signait Ramon Mercader.
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