Et tout d’un coup le souvenir m’est apparu. Ce goût, c’était celui du petit morceau de madeleine que le dimanche matin à Combray (parce que ce jour-là je ne sortais pas avant l’heure de la messe), quand j’allais lui dire bonjour dans sa chambre, ma tante Léonie m’offrait après l’avoir trempé dans son infusion de thé ou de tilleul. La vue de la petite madeleine ne m’avait rien rappelé avant que je n’y eusse goûté ; peut-être parce que, en ayant souvent aperçu depuis, sans en manger, sur les tablettes des pâtissiers, leur image avait quitté ces jours de Combray pour se lier à d’autres plus récents ; peut-être parce que, de ces souvenirs abandonnés si longtemps hors de la mémoire, rien ne survivait, tout s’était désagrégé ; les formes – et celle aussi du petit coquillage de pâtisserie, si grassement sensuel sous son plissage sévère et dévot – s’étaient abolies, ou, ensommeillées, avaient perdu la force d’expansion qui leur eût permis de rejoindre la conscience. Mais, quand d’un passé ancien rien ne subsiste, après la mort des êtres, après la destruction des choses, seules, plus frêles mais plus vivaces, plus immatérielles, plus persistantes, plus fidèles, l’odeur et la saveur restent encore longtemps, comme des âmes, à se rappeler, à attendre, à espérer, sur la ruine de tout le reste, à porter sans fléchir, sur leur gouttelette presque impalpable, l’édifice immense du souvenir.
Marcel Proust.- À la recherche du temps perdu.
L'aveuglement néocolonial est un thème récurrent de la guerre contre le terrorisme. Dans la prison de Guantánamo Bay, qu'administrent les Américains, on trouve une pièce connue sous le nom de "cabane de l'amour". Une fois qu'on a établi qu'ils ne sont pas des combattants ennemis, les détenus y sont conduits en attendant leur libération. Là, ils ont la possibilité de regarder des films hollywoodiens et de se gaver de "fast-food" américain. Asif Iqbal, l'un des trois détenus britanniques connus sous le nom du Tipton Three (le trio de Timpton), eut l'occasion de s'y rendre à quelques reprises avant que ses deux amis et lui ne fussent enfin libérés.
"Nous regardions des DVD, mangions des hamburgers de McDonald, des pizzas de Pizza Hut et, en gros, décompressions. Dans ce secteur, nous n'étions pas enchaînés. Nous ne comprenions pas pourquoi on nous traitait de cette manière. [...] Le reste de la semaine, nous étions dans nos cellules, comme d'habitude. [...] Une fois, le dimanche précédant notre retour en Angleterre, Lesley [un agent du FBI] a apporté des chips Pringles, des glaces et des chocolats." Selon Rhuhel Ahmed, ami d'Iqbal, le traitement de faveur avait une explication très simple : "Ils savaient qu'ils nous avaient maltraités et torturés pendant deux ans et demi, et ils espéraient que nous allions tout oublier."
Ahmed et Iqbal avaient été faits prisonniers par l'Alliance du Nord pendant qu'ils visitaient l'Afghanistan, où ils s'étaient rendus pour assister à un mariage. Ils avaient été sauvagement battus, privés de sommeil, rasés de force et privés de tout droit pendant 29 mois. On leur avait aussi injecté des drogues non identifiées et on les avait obligés à rester dans des positions inconfortables pendant des heures. Pourtant, l'irrésistible attrait des Pringles était censé leur faire tout oublier. Telle était effectivement l'intention.
Difficile à croire, même si, au fond, le projet mis au point par Washington pour l'Irak reposait sur le même principe : secouer et terroriser le pays tout entier, détruire délibérément son infrastructure, rester les bras croisés pendant que sa culture et son histoire étaient vandalisés - puis tout arranger au moyen d'un afflux d'appareils électroménagers bon marché et de junk food importé. En Iraq, le cycle de l'oblitération et du remplacement de la culture n'eut rien de théorique : en fait, quelques semaines seulement suffirent pour boucler la boucle.
Naomi Klein.- La Stratégie du choc.
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