vendredi 20 septembre 2019

La dose de Wrobly : fructidor 2019 EC


- Nicolas Gogol.- Tarass Boulba.
   Je poursuis ma découverte de la littérature russe...

- Walter Benjamin .- Sur le concept d'histoire.
   Je poursuis ma découverte de Walter Benjamin...

Extrait (de la préface).
   Mais pour l’heure, il faut partir, et au plus vite. Le temps n’est plus aux flâneurs ; Walter Benjamin n’a que trop tardé. En ce jour du 15 juin 1940, il prend l’un des derniers trains pour Lourdes. Mais qu’emporter avec soi ? La hotte du chiffonnier est bien trop pleine. À force d’accumulations frénétiques, le manuscrit de ce Livre des passages dont Walter Benjamin espérait tant qu’il devînt un jour Paris capitale du XIXe siècle était intransportable. Il fut confié, avec d’autres papiers, à l’un des employés aux Cabinets des Médailles de la Bibliothèque nationale, lieu de ce si vaste chantier. Son nom était Georges Bataille.
   Il lui dépose donc deux grosses valises, marquées « À sauver », bourrées de textes, copies, manuscrits, documents divers. Elles pourraient être acheminées aux États-Unis, l’y attendre peut-être. Au dernier moment, faute d’avoir pu la vendre, Walter Benjamin découpe de son cadre l’aquarelle de Paul Klee Angelus Novus qui, depuis qu’il en fit l’acquisition en 1921, soutient ses pensées, ses rêves et ses espérances. Il la glisse dans l’une de ses valises. Theodor Adorno parvint après la guerre à la confier à son destinataire, puisque Walter Benjamin l’avait léguée à son ami Gershom Scholem, dans le testament qu’il rédigea en juillet alors qu’il envisageait de mettre fin à ses jours. Et qu’en était-il de ces fameuses thèses « Sur le concept d’histoire », son dernier manuscrit, que la postérité envisagera plus tard comme le testament intellectuel de Walter Benjamin, bloc de prose poétique qu’il avait placé tout entier sous l’œil fixe de l’Angelus Novus ? Il décida de l’emporter avec lui, avec quelques effets personnels, dans une petite serviette en cuir noir, « comme celle qu’utilisent les hommes d’affaires ». Une copie fut toutefois confiée à une cousine éloignée qui était devenue son amie. Son nom était Hannah Arendt.
   Tous deux avaient été internés – Hannah Arendt dans le camp de Gurs, près d’Oloron-Sainte-Marie dans les Basses-Pyrénées, tandis que Walter Benjamin fut placé dès l’entrée en guerre de septembre 1939, en tant qu’immigré allemand et par conséquent « sujet ennemi », dans celui de Vernuche, près de Nevers. Tous deux étaient désormais à Marseille, pris dans la nasse. Car ils étaient nombreux durant cet été 1940 à rejoindre cette « cohue de réfugiés » que Victor Serge a décrite comme une « cour des miracles des révolutions, des démocraties et des intelligences vaincues ». Hébétés par la fatigue et par l’angoisse, les fugitifs erraient dans une ville que sillonnaient les rumeurs et les faux espoirs. « Je suis condamné à lire chaque journal (ils ne paraissent plus que sur une feuille) comme une notification qui m’est remise et à percevoir en toute émission de radio la voix d’un messager de malheur », écrit Benjamin à Theodor Adorno le 2 août 1940, car « je dépends absolument de ce que vous pouvez réaliser du dehors ».

Adorno, Arendt, Bataille, Serge... ! Comment voulez-vous que ce livre ne me brûle pas les mains de son aura ? 

Paul Klee.- Angelus Novus.

Extraits.
Comparée à cette conception positiviste, les fantasmagories qui ont fourni tant de matière aux moqueries adressées à un Fourier ont leur sens, et il est étonnamment sain. Selon Fourier, le travail social correctement organisé avait pour conséquence le fait que quatre lunes éclairaient la nuit terrestre, que la glace se retirait des Pôles, que l’eau de la mer n’avait plus le goût de sel et que les fauves se mettaient au service de l’être humain. Tout cela illustre un travail qui, loin d’exploiter la nature, est capable d’en tirer les créatures qui sommeillent en elle à l’état virtuel. Au concept corrompu du travail s’attache, comme son complément, la nature qui, pour reprendre l’expression de Dietzgen, « est là gratuitement ».

[...]

Cette conscience, qui s’est exprimée encore une fois et pour une brève période dans le mouvement Spartacus, a toujours choqué la social-démocratie. En trois décennies, elle est parvenue à presque effacer le nom de Blanqui, dont le retentissement a ébranlé le siècle dernier. Elle s’est plu à attribuer à la classe ouvrière le rôle de rédemptrice des générations futures. Elle lui a ainsi coupé sa relation avec la meilleure force. A cette école, la classe a largement désappris autant la haine que la volonté de sacrifice. Car toutes deux se nourrissent de l’image des aïeux asservis, et non de l’idéal des petits-enfants libérés.

- Olivier Rolin.- Port-Soudan.
   Je poursuis ma découverte de la littérature pure de la deuxième moitié du XXème siècle (le précédent c'était le Balcon en forêt de Gracq, et c'est vrai qu'il y a 36 ans entre les deux romans et plus d'une génération entre les deux auteurs...) avec des livres que je sors de ma bibliothèque personnelle sans trop savoir d'où ils me viennent quoique j'ai une petite idée... N'est-ce pas papa ?... Tu dois bien te marrer, toi, du haut de ta colline de 600 m, dans ton charmant cimetière avec vue imprenable sur l'Yonne et le Bazois. Tu vois, les bouquins que tu m'a offerts, si c'est le cas, je finis toujours par les lire, même si c'est vingt ans après.
   Ici on a une langue sertie comme du diamant. De la haute littérature. C'est un petit roman qui se lit vite. On comprend dans les propos du narrateur, reflet de l'auteur, que celui-ci est un ancien soixante-huitard. En se renseignant, on apprend qu'il était même membre dirigeant de l'organisation maoïste Gauche prolétarienne, et engagé dans la « branche militaire » de la Nouvelle résistance populaire (NRP). On avait bien senti dans certains détails de ses propos, à la fois désabusés et respectueux, sur son passé, qu'il n'avait pas été un libertaire. L'histoire de dépendance affective et sexuelle, d'alcoolisme, de dépression et de suicide m'a un peu ennuyé. Tous ces états de vie ont marqué les trente premières années de mon existence, directement ou via des proches, et j'en suis si loin aujourd'hui, j'ai couru si vite depuis pour échapper à toute cette merde, que cela ne m'intéresse plus du tout. De plus, dans la relation de ce vieil intello ancien activiste et toujours austère critique de ce monde resté ancien et plus conformiste que jamais, qui retrouve une jeunesse avec un tendron de la moitié de son âge fasciné par le prestige symbolique du vieux sage, mais finalement trop superficiel pour ne pas finir par prendre la poudre d'escampette, on l'imagine vers les sirènes de la jouissance consommatrice, je décèle une antienne machiste qui m'indispose. La description de Port-Soudan où le narrateur est exilé est glauque à souhait et décrit avec brio, et quelques passages enthousiasmants de cruelle poésie (le chien dévoré par les murènes, par exemple), ce lieu infernal livré aux pirates et au trafic d'êtres humains. Reste les charges contre la réaction sociale et sociétale revenue en force, après les révolutions de 68 et du mai rampant, le monde de Vive la crise !, de l'assaut ultra-libéral des années 80 et 90 (ce pourquoi elles ont un peu vieilli, les charges), du spectacle toujours plus diffus de la marchandise instillant son idéologie, irriguant malgré qu'il en aie le petit marigot culturo-prout-prout... Et ce regard à la fois nostalgique et amer sur les luttes révolutionnaires du passé, qui, si elles se fourvoyèrent souvent, eurent pourtant le mérite d'aspirer à, de désirer, de croire parfois en un monde plus vivable.

Extrait.
Le paradoxe inaugural de nos vies, celui qui les aura marquées d’un sceau indélébile, et peut-être d’une malédiction dont nous ne nous déferons plus, c’est d’avoir mis tant de vertu au service d’idées si férocement vétustes. Nous ne devons pas dire que nous fûmes des héros, jamais, nous devons railler ceux qui disent cela et leur faire honte de leur jactance, et leur démontrer qu’elle est la preuve de la fausseté de ce qu’ils avancent, mais nous ne devons pas oublier non plus qu’il y eu parmi nous une aspiration aveuglée à l’héroïsme, ou à la sainteté, qu’on appelle ça comme on voudra : ni laisser dire qu’il n’en fut pas ainsi. Et ce que nous pouvons affirmer en revanche avec l’auteur de Notre jeunesse, parce que les meilleurs d’entre nous le ressentent encore, et davantage chaque jour (les pires, les pitres, laissons-les, ils ne nous intéressent pas), c’est que nous sommes en ces années-là entrés dans le royaume d’une incurable inquiétude. Que nous avons pour toujours renoncé à la paix et spécialement à la paix qui, en cette fin de siècle, s’achète au supermarché.

   En moi qui n'ai rien fait de ma jeunesse hormis me pinter la gueule, ces propos ne sont pas sans jeter un grand froid. 


- Philippe Corcuff.- Pour une spiritualité sans dieux.
   Il est de bon ton de se moquer de Philippe Corcuff. Je me souviens qu'il faisait partie des têtes de turc du journal Le Plan B, délicieusement méchant, mais c'était contre des pourritures ou des cuistres de la pire espèce en général, donc je ne boudais pas mon plaisir. Philippe Corcuff je ne connaissais pas. Bon, c'est vrai qu'il s'est mitonné une fiche Wiki bien fournie, et qu'il se cite abondamment dans son ouvrage. Mais qui n'a pas ses petits ridicules ? Pas moi en tout cas. Il est passé du trotskysme à l'anarchisme, ok, mais vaut mieux quand même que ce soit dans ce sens là, non ?
   Le sujet du livre m'intéresse au plus haut point, ne pouvant consommer aucun médicament psychotrope ou autres substances plus récréatives, j'ai besoin d'une spiritualité pour ne pas tomber dans une sombre et dangereuse dépression. En même temps les religions en général ne sont pas mes amies, et en particulier leurs zélateurs les plus autoritaires, dogmatiques, fondamentalistes, violents. Cependant il me semble que critiquer la religion sans la remplacer par un autre type de foi, c'est comme croire pouvoir arrêter de fumer sans activité de substitution. Certains, genres de Captain America à la sensibilité invincible peuvent vivre sans spiritualité, pas moi, pas depuis que je suis au régime sec. J'ai besoin de croire que la vie vaut la peine d'être vécue (et je me suis souvent dit que le nourrisson mourant subitement est celui qui n'y croit pas suffisamment à la  naissance), ma profession de foi étant qu'elle vaut la peine d'être vécue libre, dans l'égalité avec mon prochain, et dans le respect de la vie autant que les lois de la subsistance qui en font partie le permettent, et que si le monde comme il va est loin de cet idéal, il y a toujours des interstices à trouver et des potentialités à tenter de développer. Par ailleurs ne pas proposer une ou des spiritualités (athées, agnostiques, ou pas, à condition qu'elles ne soient pas des morales de l'absolu qui emprisonnent et finissent en massacre) pour ceux qui demeurent attachés aux idéaux émancipateurs, c'est laisser la place aux religions.
   Ce petit livre traite de cela avec concision, et propose quelques pistes, quelques principes spirituels, ni absolutistes, ni nihilistes, vers lesquels essayer de tendre, et Philippe Corcuff semble en être un, de tendre. Ça tombe bien, en vieillissant la méchanceté et l'arrogance me fatiguent de plus en plus (même si je ne suis certainement pas exempt d'accès de ces pulsions déplaisantes). A la rigueur, pour la méchanceté, quand l'humour s'en mêle, que les cibles sont infâmes ou qu'elle est hissée au rang des beaux arts, ou de la caricature, je peux encore apprécier. A ce sujet j'ai lu en messidor Pauvre Belgique, de Baudelaire, un des pamphlets contre tout un peuple les plus féroces qu'ait jamais écrit un écrivain, on peut penser à Céline, même si les Belges n'étaient pas persécutés et que cela rend le poète moins haïssable que le romancier : à la lecture de cette outrance de la détestation j'ai rit parfois ; mais ce n'était pas contre les Belges : même si mon rire était bien méchant, il était plutôt mêlé de pitié et de mépris pour ce qu'était devenu l'albatros qui, de lyrique tourna atrabilaire, puis finalement, probablement suite à un premier accident cérébral, haineux-gâteux).
   A noter : afin d'étayer sa suggestion de thèse, Philippe Corcuff mobilise, outre des ténors de la philosophie, de la sociologie ou de la littérature, des chanteuses et des chanteurs français, parfois même des marchandises de variété. Une manière de rester humble, au plus près de l'humus de la vie quotidienne d'une humanité ordinaire, avec ses joies, ses peines et ses questionnements. Après tout, ceux qui parlent de révolution et de lutte de classes... 

Extrait.
Le problème de la création de soi a notamment été formulé autour du thème de « la construction de soi comme œuvre d’art », que l’on trouve par exemple chez l’écrivain Oscar Wilde (1854-1900), figure du dandysme, ou chez Michel Foucault . […] La figure de « l’œuvre d’art » fait signe du côté de ce que Bourdieu appelle « le capital culturel », c’est-à-dire les ressources culturelles légitimes que tendent à monopoliser les classes sociales dominantes dans une hiérarchie culturelle. Par exemple, aujourd’hui dans nos sociétés, aller souvent au musée ou à l’opéra fait partie du capital culturel, mais pas savoir bien jouer à la pétanque. N’y aurait-il pas ainsi la pente d’un certain ethnocentrisme de classe à valoriser la figure de « l’œuvre d’art » dans la création de soi, figure socialement marquée dans la hiérarchie du capital culturel ? C’est pourquoi je propose que le vocabulaire de la construction de soi élargisse ses tonalités sociales et devienne plus polyphonique, en passant du thème de « la construction de soi comme œuvre d’art » à celui du bricolage de soi.

[...]

   On me rétorquera : les fragilités humaines peuvent-elles casser les briques de l’absolu ? N’ont-elles pas perdu d’avance leur pari spirituel devant la force potentielle des promesses d’au-delà ? Pas nécessairement. L’ancrage dans la vie ordinaire, ses aléas et ses repères, ses joies et ses mélancolies, ses fidélités et ses ruptures, ses habitudes et ses ouvertures, ses familiarités et ses moments inédits, ses vulnérabilités singulières et ses puissances coopératives, ses états de solitude et ses plaisirs mis en commun… a aussi sa grandeur propre. Il suffit peut-être d’oser l’envisager comme un cheminement spirituel alternatif. Ou du moins d’essayer, ce qui est rarement fait.


- André Gorz.- Les métamorphoses du travail.
   Un livre passionnant. Les réflexions de Gorz ont eu une certaine influence sur ce qui peut se produire aujourd'hui de radicalement anti-capitaliste, anti-économiste et forcément anti-travail, livres, revues (par exemple l'excellente Sortir de l'économie même si ardue, et malheureusement en sommeil depuis pas mal d'années), journaux, sites web, et j'ai bien le sentiment d'avoir déjà entendu ce son de cloche. Entre piqûres de rappel et éclaircissement des idées, dans un style plutôt simple, un plaisir à lire et l'impression d'être intelligent.

Extraits.
   Ce que nous appelons « travail » est une invention de la modernité. La forme sous laquelle nous le connaissons, pratiquons et plaçons au centre de la vie individuelle et sociale, a été inventée, puis généralisée avec l’industrialisme. Le « travail », au sens contemporain, ne se confond ni avec les besognes, répétées jours après jour, qui sont indispensables à l’entretien et à la reproduction de la vie de chacun ; ni avec le labeur, si astreignant soit-il, qu’un individu accomplit pour réaliser une tâche dont lui-même ou les siens sont les destinataires et les bénéficiaires ; ni avec ce que nous entreprenons de notre chef, sans compter notre temps et notre peine, dans un but qui n’a d’importance qu’à nos propres yeux et que nul ne pourrait réaliser à notre place. S’il nous arrive de parler de « travail » à propos de ces activités – du « travail ménager », du « travail artistique », du « travail » d’autoproduction – c’est en un sens fondamentalement différent de celui qu’a le travail placé par la société au fondement de son existence, à la fois moyen cardinal et but suprême.

***
   L’inégale répartition du travail de la sphère économique et l’inégale répartition du temps que libère l’innovation technique conduisent ainsi à ce que les uns puissent acheter un supplément de temps libre à d’autres et que ceux-ci en sont réduits à se mettre au service des premiers. Cette stratification-là de la société est différente de la stratification en classes. A la différence de cette dernière, elle ne reflète pas les lois immanentes au fonctionnement d’un système économique dont les exigences impersonnelles s’imposent aux gérants du capital, aux administrateurs des entreprises autant qu’aux salariés ; pour une partie au moins des prestataires de services personnels, il s’agit cette fois d’une soumission et d’une dépendance personnelle vis-à-vis de ceux et de celles qui se font servir. Une classe servile renaît, que l’industrialisation, après la seconde guerre mondiale avait abolie.

- Nicolas Bouvier.- Premiers écrits.
   Le grand voyageur, mais avant tout grand écrivain. Il m'a un peu accompagné au Japon. Ici, il m'emmène en Finlande et en Algérie.

2 commentaires:

  1. Très cher adorateur de la sieste sur tatami, je me permets de vous conseiller la lecture du Journal d'un fou, de Nicolas Gogol - si vous ne l'avez déjà parcouru.

    (Même si, au fond, je devrais plutôt vous conseiller d'abandonner toute lecture, mais vous aviez compris.)


    Et hop! Je dors.

    À moi l'Éther.

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  2. Ah ! non, je ne l'ai pas encore lu. Celui-ci est mon premier Gogol, il est encore en cours d'ailleurs. Mais merci beaucoup pour la suggestion Marquis, je suis un peu perdu en littérature russe et un enthousiasme assez puissant pour vous avoir donné la force de glisser un bras de sous les peaux d'ours pour saisir la souris mérite qu'on s'y arrête et qu'on surveille très attentivement son objet. Je note donc, et je veille (entre deux siestes). Je vous laisse, votre respiration est redevenue bien régulière...

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Y a un tour de parole !