vendredi 29 juin 2018

Durruti, Ascaso et bibi III



   Drôle d'époque où toutes sortes de gens, parce que la misère est bonne conseillère, se précipitent au ventre des grands magasins et, de rayon en rayon, assouvissent leur fringale de saucisson à l'ail et d’œufs d'esturgeon en tube avec, parfois, quelque difficulté à ingurgiter sans faiblir une boîte de cassoulet froid qui fait ensuite dans l'estomac comme la chute brutale d'un pan de mur sur un terrain vague. C'est, en plein printemps, l'apothéose du libre-service et les débuts d'application de la méthode Durruti. Parce que justement, et pas plus tard qu'hier au soir, ma copine me dit comme ça : "Est-ce que tu ne crois pas que, petit à petit et sans trop s'en apercevoir, on est en train de devenir pauvres pour de bon dans cette société truquée ?" D'abord un peu surpris, c'est en suite de cela que je me suis mis à lui parler de Durruti et aussi qu'on pourrait faire un petit bout de chemin avec lui. Parce que, tu comprends, on ne va pas attendre un improbable au-delà pour se branler bêtement avec les anges. L'éternité est inutile ; c'est ici et fissa qu'il faut lutter. Tout de suite on a décidé de faire l'amour, remettant au prochain paragraphe la question de savoir ce qu'il adviendrait de nous et de Durruti si, d'aventure, la bourgeoisie et ses pittbulls venaient sérieusement à se rebiffer.
   Précisément le prochain paragraphe commence assez mal. Si le style un tantinet anarchique de l'auteur n'est pas illico presto collè au poteau, celui de Durruti si et franco. Au bas des Ramblas, à Barcelone, on dresse à la hâte des barricades, Francisco Ascaso et Buenanventura sillonnent la ville à bord de camions de la C.N.T., ça sent la pourdre, le peuple a rejointe ses postes de combat ; les possédants, paniqués par la victoire du Front populaire et la menace libertaire, viennent partout de lâcher les loups. Il est cinq ans, le 19 juillet 36, le coup d’État a eu lieu, il faut défendre Barcelone contre les militaires factieux. Ici, place d'Espagne, le régiment Montesa plie bagage face à la contre-offensive ouvrière. Un caporal alors harangue ses camarades qui retournent leurs armes et fusillent les officiers félons. Là, sur le paseo de Gracia, c'est le régiment de Santiago qui est contraint au repli sur le couvent des carmélites. Durruti dirige les combats place de Catalogne ; nous sommes avec Ascaso qui coordonne la lutte de son état-major place d'Arco del Teatro. Partout les mutins cèdent du terrain, la foule envahit la caserne Pedralbes aussitôt rebaptisée Bakounine (vous dire si j'applaudis des deux mains !). Buenaventura donne l'assaut au central téléphonique. Sanglant corps à corps, des dizaines de camarades restent sur le pavé (dont Obregon, secrétaire des groupes anarchistes). A 16h30 des troupes loyalistes bombardent le Q.G. des militaires, on me crie dans les oreilles que se constituent partout des comités de soldats et d'ouvriers ; Barcelone, je veux le croire à ce moment-là, est en train de l'emporter sur les fascistes.
    Elle bondit d'entre les draps, comme diable d'une boîte d'allumettes, à poil et faisant tournicoter sa petite culotte par-dessus tête, elle hurle : "Hourra ! hourra ! hourra !" Elle trépigne sur le lit en danseuse de flamenco tombée dans un cuveau bourguignon pour le foulage du pinot blanc. Elle croit que tout est fini, que Fréhel sur le pick-up radoteur peut à nouveau nous seriner La valse des costauds et la Java bleue jusqu'à perpète. Stop ! je crie en faisan crisser le saphir sur toute la largeur du microsillon : travelling arrière !... Résistent encore une poignée de factieux, certains retranchés dans le couvent des carmélites ; "Qu'on y foute le feu !" elle s'enflamme en pétroleuse avertie. C'est fait. Mais quand il s'agit de déloger ceux de la caserne Atarazanas et qu'un groupe de francs-tireurs monte à l'assaut, alors une balle en plein front et Francisco Ascaso, au cœur brûlant de Barcelone, tombe sous le feu des franquistes. Il est fou, dites donc, Durruti ! La douleur. Nous aussi, soudain drôlement abasourdis. Les yeux éraillés d'Ascaso une dernière fois nous regardent, on reste pantelants une seconde sur le rebord du lit, on saisit vite que dans le quotidien d'aujourd'hui on est cernés nous aussi. Pourtant déjà Buenaventura, bouleversé par la mort de son ami, fonce vers la caserne, entraînant à sa suite la foule des combattants fascinés. Face à cette marée humaine les franquistes, terrorisés, hissent le drapeau blanc. Mais maintenant elle a compris : Saragosse est tombée, de nombreuses villes aussi et même Madrid est menacée.

Madrid que bien resiste
mamita mia
los bombardeos.
De las bombas se rien
mamita mia
los Madrinelos.

   A force de rengaines sans cesse ressassées sur le pick-up rayé, parfois Fréhel nous ferait presque pleurer.
    Elle passe à la va-vite sa petite culotte, enfile un polo et un jean crado, saute dans des mocassins flagadas : on s'en va prendre un remontant au café Les Marronniers, métro Hôtel-de-ville, le coeur enveloppé de velours noir parce que tout d'un coup, bien qu'à la mi-juillet, il fait comme frisquet. En marchant elle dit : "tu crois qu'on mourra sans avoir changé le monde ?" Elle aura donc toujours vingt ans, ma parole ! Je lui dis le 20 novembre 36, à six heures du matin dans Madrid assiégée, la mort de Durruti. Fréhel, tu sais, est enterrée au Cimetière des chiens perdus ; Durruti, je ne sais pas, je ne sais plus. Peut-être il est encore vivant. Alors elle se penche vers moi et me glisse, mon amour, pour l'avenir un attentat dans la poche. On siffle nos deux cafés glacés et on part sans payer. 

2 commentaires:

  1. Wrob, vous oubliez de préciser que cette nouvelle ne fait qu'une dizaine de pages à grand peine. Ceci dit, l'ensemble du bouquin est tout à fait aimable. Merci pour le tuyau.

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  2. Eh bien si, voici un nouveau message de vous, comment diable mes "commentaires" se sont-ils dé-paramétrés de la sorte ?

    Oui, c'est vrai que Durruti n'apparaît que subrepticement dans ce petit recueil de tranches de vies poétisées, ce qui n'en est que plus réjouissant quand on tombe par surprise sur cette évocation. Mais il est vrai que mes copier-collés pouvaient laisser entendre qu'il s'agissait là d'une vaste monographie sur le grand anarchiste d'outre-Pyrénées.

    @+ et encore désolé pour le silence radio...

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