Quelqu’un chantait sous la fenêtre. Winston, protégé par le rideau de mousseline, regarda au dehors. Le soleil de juin était encore haut dans le ciel et, en bas, dans la cour baignée de soleil, une femme aux avant-bras d’un brun rouge, qui portait, attaché à la taille, un tablier en toile à sac, marchait en clopinant entre un baquet à laver et une corde à sécher. Monstrueuse et solide comme une colonne romane, elle épinglait sur la corde des carrés blancs dans lesquels Winston reconnut des couches de bébé. Dès que sa bouche n’était pas obstruée par des épingles à linge, elle chantait d’une voix puissante de contralto.
Ce n’était qu’un rêve sans espoir.
Il passa comme un soir d’avril, un soir.
Mais un regard, un mot, les rêves ont recommencé.
Ils ont pris mon cœur, ils l’ont emporté.
Il passa comme un soir d’avril, un soir.
Mais un regard, un mot, les rêves ont recommencé.
Ils ont pris mon cœur, ils l’ont emporté.
L’air avait couru dans Londres pendant les dernières semaines. C’était une de ces innombrables chansons, toutes semblables, que la sous-section du Commissariat à la Musique publiait pour les prolétaires. Les paroles de ces chansons étaient composées, sans aucune intervention humaine, par un instrument appelé versificateur. Mais la femme chantait d’une voix si mélodieuse qu’elle transformait en un chant presque agréable la plus horrible stupidité.
Winston pouvait entendre le chant de la femme, le claquement de ses chaussures sur les dalles, les cris des enfants dans la rue et, quelque part dans le lointain, le grondement sourd du trafic de la cité. La chambre paraissait cependant curieusement silencieuse, grâce à l'absence de télécran.
[…]
Si j’étais un homme : quand la voisine commence à chanter ça avec trémolos, le désespoir point. Mais quel traitement ont-ils bien pu lui faire subir pour qu’elle en arrive à délibérément détruire la beauté d’une après-midi d’été paisible ? Pauvre sister ! Pauvre sieste peinard avec un bon bouquin !
En bas, dans la cour, la femme aux bras rouges évoluait encore entre le baquet et la corde. Elle ôta de sa bouche deux épingles de bois et chanta avec sentiment :
On dit que le temps guérit toute blessure.
On dit que l’on peut toujours oublier.
Mais la vie est toujours là et tout le temps qu’elle dure.
Par la joie ou par les pleurs toujours mon cœur est travaillé.
On dit que l’on peut toujours oublier.
Mais la vie est toujours là et tout le temps qu’elle dure.
Par la joie ou par les pleurs toujours mon cœur est travaillé.
Elle semblait connaître par cœur toute la rengaine. Sa voix s’élevait dans la douceur de l’air d’été, mélodieuse et chargée d’heureuse mélancolie. On avait l’impression qu’elle eût été parfaitement heureuse, pourvu que le soir de juin fût infini et le nombre de couches inépuisable, heureuse de rester là des milliers d’années à attacher des couches et chanter des stupidités. Winston fut frappé par le fait étrange qu’il n’avait jamais entendu chanter, seul et spontanément, un seul membre du Parti. Cela aurait paru légèrement non orthodoxe, ce serait une excentricité dangereuse, comme de se parler à soi-même. Peut-être était-ce seulement quand les gens n’étaient pas loin de la famine qu’ils avaient des raisons de chanter.
[…]
Maintenant bandez.
Pensez que le groupe Indochine fait de la moto sans casque. Et boum, le camion.
D’en bas venaient le bruit familier des chansons et le claquement des bottes sur les pavés. La femme aux bras rouges brique que Winston avait vue là lors de sa première visite était presque à demeure dans la cour. Il semblait qu’elle passât toutes les heures du jour à marcher dans un sens ou dans l’autre entre le baquet à laver et la corde à linge. Tantôt elle fermait la bouche sur des épingles à linge, tantôt elle faisait éclater un chant lascif.
[…]
Il resta un moment à sommeiller, puis l’habituelle chanson, chantée à plein poumons, monta de la cour :
Ce n’était qu’un rêve sans espoir.
il passa comme un jour d’avril,
mais un regard et un mot, et les rêves qu’ils éveillent,
tordent encore les fibres de mon cœur !
il passa comme un jour d’avril,
mais un regard et un mot, et les rêves qu’ils éveillent,
tordent encore les fibres de mon cœur !
La ritournelle semblait encore en vogue. On l’entendait par toute la ville. Elle tenait plus longtemps que la chanson de la Haine. Julia se réveilla au bruit, s’étira voluptueusement et sortit du lit.
[…]
Il n’est pas recommandé de parler de kalachnikov en ces temps-ci, c’est bien ça ?
La voix infatigable continuait à chanter :
On dit que le temps apaise toute douleur,
on dit que tout peut s’oublier,
mais les sourires et les pleurs, par-delà les années,
tordent encore les fibres de mon cœur !
on dit que tout peut s’oublier,
mais les sourires et les pleurs, par-delà les années,
tordent encore les fibres de mon cœur !
[…]
La femme, infatigable, allait et venait, s’emplissait la bouche d’épingles, les enlevait, chantait, puis restait silencieuse, épinglait toujours plus de couches, encore et encore.
[…]
Céline Dion : « Je me suis acceptée, transformée, sans l'aide de la chirurgie ».
Sa vie s’était passée à blanchir, brosser, repriser, cuisiner, balayer, polir, raccommoder, frotter, blanchir, d’abord pour ses enfants, puis pour ses petits-enfants, pendant trente ans d’affilée. Au bout de trente ans, elle chantait encore.
[…]
- Te souviens-tu, demanda-t-il, de la grive qui chantait pour nous, le premier jour, à la lisière du bois ?
- Elle ne chantait pas pour nous, répondit Julia, elle chantait pour se faire plaisir à elle-même. Non, pas même cela. Elle chantait, tout simplement.
Les oiseaux chantaient, les prolétaires chantaient, le Parti ne chantait pas. Partout, dans le monde, à Londres et à New York, en Afrique et au Brésil et dans les contrées mystérieuses et défendues par-delà les frontières, dans les rues de Paris et de Berlin, dans les villages de l’interminable plaine russe, dans les bazars de la Chine et du Japon, partout se dressait la même silhouette, solide et invincible, monstrueuse à force de travail et d’enfantement, qui peinait de sa naissance à sa mort, mais chantait encore.
George Orwell.- 1984.
Entendu ce matin par une gentille collègue : "ce qu'il y a de bien au
groupe de fans de Vanessa, c'est qu'on apprend plein de choses. Oui,
parce que chaque fan de Vanness' est fan d'un autre truc." Puis, d'une
ironie pète-sec en passant devant des photos du mouvement contre la loi
Travaille ! et de sa répression affichées par des étudiants : "Y a pas
assez de manifs ? Il faut en plus mettre des photos ?"
Utiliser Orwell pour nous passer de la pire variétoche, vous devriez avoir honte, mon général.
RépondreSupprimer♫♪♪Des scies démentes…♪♬♪
RépondreSupprimerBon, j'essaierai de me faire pardonner bientôt les copains, salut !
RépondreSupprimerEgo te absolvo a peccatis tuis.
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