mercredi 22 novembre 2017

De l'impossibilité d'hiberner

   Je rêve que je reste au lit toute la journée et que j'abandonne à la Confédération nationale du Patronat français le soin de faire tourner les affaires pour son plaisir personnel et moi, la couette bien tirée jusqu'aux oreilles, je mijote bien au chaud dans cette atmosphère à la Marcel Proust [...].
   Et puis voilà qu'un petit besoin inattendu soudain vient me tourmenter l'entrejambe, irrésistiblement m'extirpe du dodo et m'entraîne clopin-clopant jusqu'aux toilettes et alors adieu rêve merveilleux, c'est l'inévitable réalité quotidienne qui reprend le dessus avec ce flic flac dans la cuvette ! [...]
   J'ai juste le temps d'enfiler un froc et de godiller jusqu'à la cuisine pour me faire frire deux oeufs et réchauffer un quart de café que déjà sur les ondes [...] c'est un type (j'imagine un zèbre en cravate à rayures et costume trois-pièces) qui, comme avec des piles toutes neuves dans la voix, me communique le dernier bulletin de santé du CAC 40, du Dow Jones et aussi celui de l'indice Nikkei ! Vrai, [...] soudain je les revois, ces trois-là, casques à visières plexiglas, matraque en main et brodequins militaires, monter à l'assaut de nos barricades cependant qu'on braille l'Internationale et qu'on n'a peur de rien parce qu'on est Rimbaud et Verlaine et que la vie est à nous bien sûr ! Merde, je me dis, Wall Street & Co n'ont pas pris une ride, mes oeufs attachent au fond du poêlon, café bouillu café foutu et tout est à recommencer.
Autin-Grenier Pierre.- Toute une vie bien ratée.


Et moi qui depuis ce matin ne suis pas fichu de mettre la main sur mes lunettes sans doute quelque part égarées dans le désordre de mon gourbi. [...]
   Vous comprenez, je me dis comme ça, tout au long de la journée : handicapé par la perte de ces lunettes, voilà pourquoi je n'ai pas lu l’œuvre complète de Mikhaïl Aleksandrovitch Bakounine, ce qui maintenant m'éclairerait certainement le cœur que j'ai toujours eu emmitouflé de noir. Faute d'avoir pu déchiffrer en gros caractères les lettres de Gérard, je lui ai répondu tout de travers et depuis, entre nous, c'est vogue la galère ! Avec mes lunettes, sans doute aurais-je bien vite percé à jour les jeux de prince de ce jeune frisé avec qui ma femme est partie pour Dieu sait où et sans justes raisons. Il aurait suffit de peu de chose, en somme, pour faire aujourd'hui de moi un être différent et drôlement plus fréquentable que je ne le suis à présent.
   Et puis tombe le soir et, ne le croyez pas si vous voulez : je m'aperçois que depuis l'aube je trimballe ces lunettes soit disant perdues sur le bout de mon nez ! En fait, c'est à faire changer les verres pour des plus appropriés à ma mauvaise vue qu'il aurait fallu. Mais c'est trop tard maintenant et terriblement [...]. Finalement, tant de choses essentielles pour notre propre vie si longtemps nous échappent que c'en est, après tout, et sans pour autant désespérer, tant pis.
Autin-Grenier Pierre.- Toute une vie bien ratée.


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