Pareillement, Doubenka, cette année en janvier, ce qui s’est passé pour Palach, […] il s’était fait brûler ne trouvant que ce seul moyen de protester contre les armées amies qui en ce mois d’août étaient venues occuper sa République ; moi aussi j’ai eu droit à ma ration de gaz lacrymogène, là-bas, au bout de la rue Mustek et de plus, comme les reporters de la radio passaient en demandant aux gens : Que dites-vous des provocations de ces hooligans sur la place Venceslas et ailleurs ? moi j’ai eu l’honneur de dire aux reporters, […] Là vous tombez bien, car à la base de ma poétique et de ma vie, il y a trois hooligans… Serge Essenine, Vassili Choukchine, et Vladimir Vissotski ! Des Hooligans ! vous dites n’importe quoi… […]
Vidéo empruntée ici.
Chère Doubenka, lorsque tombera la neige, nous irons ensemble à Moscou, elle est belle Moscou dans la neige jusqu’aux seins ! Une fois encore la laure de Drevykov sera suspendue au ciel, ces tonnes de pierres auront l’air d’être en papier crépon ! Nous en ferons le tour puis nous reviendrons sur nos pas, une ronde tout autour du Kremlin ! […]
Chanson piquée là.
Mais nous irons à la laure de Drevykov, nous achèterons quatre petits bouquets, dès la grille du cimetière on voit des jeunes qui se mettent en rang, dès la grille ils arborent leur masque de douleur, à peine franchie la porte, nous y voilà ! Près de la porte gît Vladimir Vissotski avec sa guitare et des chevaux cabrés au-dessus de lui, à ses pieds des milliers de fleurs si belles dans la neige épaisse ! Et sa progéniture endeuillée ! Ses enfants, […] ceux qui l’aimaient et qui lui sont reconnaissants ainsi qu’ils l’ont écrit avec des cailloux sur la neige… Merci d’avoir vécu, tu resteras avec nous à jamais… Moi, Doubenka, j’ai pleuré… Doubenka, j’ai pleuré derechef en voyant le monument de marbre de M. Serge Essenine… ces brassées de fleurs et un énorme matou bleu gardien de la Russie bleue… et ma petite tête bouclée, ces soirs de lune, ces soirs bleus, autrefois j’étais jeune et tout était différent… C’est là, Doubenka, que nous irons et je vous réciterai ses poèmes sur la lune, sur tous ses merisiers et bouleaux et sur la malheureuse koulak Anna Sneguina…
Poème mis en musique carotté dans ces parages
Puis nous irons nous incliner, offrir un bouquet à un autre gisant, mais M. Chouchkine est couché sous un couvercle de plastique, pour que les fleurs ne prennent pas froid, on soulèvera le couvercle, et hop, au chaud le bouquet, nous regarderons la photo de ce soulographe aussi génial que les deux autres, nous nous inclinerons devant les restes d’une viorne rouge qui monte la garde à la tête du tombeau… on raconte que lorsque le malheur est arrivé, lorsqu’il est mort, les viornes étaient en fleur à Moscou et que son cercueil était tout couvert de fleurs rouges… car pour les Russes un poète est un prophète, un barde… […] Donc, Doubenka, nous irons à la laure de Drevykov, nous incliner devant M. Vissotski qui, lorsque sa femme l’a emmené à Hollywood, fut présenté ainsi au club des cinéastes : Mme Vlady accompagnée de son mari ; mais lorsqu’ils sont repartis, il faut dire que deux heures auparavant, Vysocki avait emprunté une guitare et s’était mis à chanter, alors c’était Vladimir Vissotski qui quittait le restaurant hollywoodien, en compagnie de sa femme… Nous ferons la révérence à Essenine, à l’hôtel d’Angleterre, il s’est tiré une balle dans la tête puis s’est pendu pour plus de sûreté… je vous répéterai, Doubenka, ce qu’on m’a raconté : pendant la Seconde Guerre mondiale, sous la canonnade allemande, lorsque l’hôtel d’Angleterre a pris feu, c’est ce lieu sacré que les pompiers sont allés sauver en premier, avant les bâtiments officiels… Doubenka, les Russes aiment leurs bardes, leurs poètes à ce point…
Complainte fauchée parmi ces herbes tendres.
Texte extrait des Lettres à Doubenka de Bohumil Hrabal.
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