mercredi 9 novembre 2016

Traces de nos grands anciens

La scène se déroule à la prison de la Santé.

   "Si je pouvais lire seulement ! N’importe quoi… Ce serait un dérivatif. En suivant les péripéties d’un roman ou d’un récit quelconques, j’oublierais pour un instant mon propre sort. Je ne demande même pas à lire des bouquins intéressants et sensés (en prison, ce serait de l’outrecuidance !). Qu’on me donne les œuvres les plus banales, les plus naïves et je les dévorerai.

   Chaque semaine, le dimanche, l’Administration nous remet un livre. C’est ridiculement insuffisant. Sans me hâter, en trois ou quatre heures, j’en ai achevé la lecture. Et il me faut attendre… l’autre dimanche, pour en avoir un nouveau…

   Ces livres sont intitulés : « Le Trésor de Madeleine » ou « Le Secret du Bonheur ». Ils sont bien peu capables d’éclairer ou d’élever la conscience individuelle. De plus, ils sont généralement en piteux état. Il manque les trente premières pages à celui qu’on vient de m’apporter, sans compter toutes celles qui ont été enlevées à l’intérieur du volume. Avec de l’imagination on peut combler les lacunes, mais la lecture perd quand même beaucoup de son charme.

   Les pages sont sales, répugnantes. Elles sont remplies d’inscriptions et d’annotations plus ou moins spirituelles. Le « Petit Marcel de Belleville » tient à faire savoir qu’il a été fait comme poisse, ayant été donné par sa gonzesse. Un autre – « Totoche de la Bastille » - énumère mélancoliquement : 3 piges (trois ans de prison, pour les non initiés), 5 triques (5 ans d’interdiction de séjour). Et il ajoute, en guise de conclusion : M. A. V. ; M. A. T. ; B. J. A. A. (Mort aux v… ; Mort aux t… ; Bonjour aux amis).

   Enfin, « Bébert de Barbès » déclare qu’il aime Adèle P. L. V. (pour la vie !). Voilà un serment qui devient banal, tant les murs des cellules et les pages des bouquins le répètent. Il cadre mal d’ailleurs avec le caractère souvent peu sentimental des « amoureux » qui le font.


   On trouve aussi des appréciations sur la valeur des ouvrages. Elles ne sont pas toujours mal portées. En voilà une, par exemple, que j’ai copiée à la fin des « Chasseurs de Chevelures » - roman tant aimé de la jeunesse. « Livre idiot. Rien ne tient debout. Tout y est contradiction et stupide enfantillage. » Je suis à peu près certain d’avoir reconnu l’écriture de ce pauvre Raymond la Science. Quant au style, je n’éprouve pas la moindre hésitation à le lui attribuer.*

La Santé, 18 avril 1913, 23 ans (presque un enfant dira Georges Boucheron, son avocat à la cour), trois jours avant de se faire raccourcir.

   Les bouquins ne sont pas distribués avec beaucoup de méthode. Ainsi, il m’est arrivé de recevoir deux fois « l’Ami Inconnu », roman imprégné d’un sentimentalisme puéril. On m’a donné aussi le deuxième volume de « Vingt mille lieues sous les mers » de Jules Verne. Il est heureux pour moi que j’ai lu le premier tome vers l’âge heureux de ma douzième année…

Ils sont presque tous là, dans l'ordre d'apparition : Soudy, Carouy, Marie la Belge, Callemin (dit "la Science"), Garnier, et le Jules (Bonnot, pas le nôtre).

   Il serait pourtant facile de faire un choix un peu plus judicieux. Mais, est-ce que ça compte, les besoins, les goûts, les préférences d’un prisonnier ? Je l’ai déjà dit : ici l’individualité est abolie, excepté quand il s’agit de souffrir.

[…]

   J’ai obtenu le droit de faire venir des livres « de science et d’étude », pour parler le langage administratif. J’ai espéré alors voir ma détention devenir un peu moins morose. On n’a pas tardé à me détromper. C’est en effet un fonctionnaire, le contrôleur de la prison, qui est chargé d’examiner les livres qu’on apporte. Il assume ces fonctions avec une compétence qui n’a d’égale que sa largeur de vues. […]

   On me refuse aussi les livres reliés, car la reliure pourrait contenir des poisons !

   Avec un pareil censeur, on peut croire que mes lectures sont très sélectionnées. Don Quichotte lui-même, le chef-d’œuvre des chefs-d’œuvre, n’a pas trouvé grâce à ses yeux. C’est incroyable, mais cela est.

   Le contrôleur ne consent à me remettre que les ouvrages purement scientifiques, sans doute parce qu’il n’y comprend rien. Mais comprend-il mieux ceux qu’il me refuse ?

   Un jour, je ne sais pour quel motif, ce digne fonctionnaire était absent. Quel bonheur ! On m’a remis alors, sans trop de difficultés, les Confessions de Jean-Jacques et le Cinquième Evangile d’Han Ryner. Ce fut le plus beau jour de ma vie de prisonnier ! Les chers livres, comme je les ai lus et relus ! J’ai senti qu’ils me donnaient du courage, qu’ils ranimaient mon cœur fatigué et que, grâce à eux, l’espérance me devenait possible…

   Pourquoi mon censeur-contrôleur, l’ennemi de […] Cervantès, est-il revenu, avec ses sourcils broussailleux et son caractère épineux ? Les jours me paraitraient trois fois moins longs si je pouvais lire de beaux livres, de bons livres. Cette captivité pourrait être utile, à un certain point de vue, si je la mettais à profit pour me cultiver, pour m’épurer, pour me rendre meilleur. Malheureusement pour les chefs de la prison « régénératrice », il n’y a pas d’autres rénovation morale que de s’abrutir entre quatre murs et de devenir fou, lentement mais sûrement."

André Lorulot.- Méditations et souvenirs d'un prisonnier, 1921.

* C'est La Plèbe qui souligne.

5 commentaires:

  1. Sacré Lorulot !
    Peut-on savoir qui a édité ce texte ?
    On remarque que dans l'extrait du film (par ailleurs complètement foutraque) toute la bande chante du Gaston Couté .

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  2. Oui, Va danser !, chanté ici par une chanteuse que je ne connaissais pas (je connaissais Eva Cassidy , excellente chanteuse de jazz / pop américaine morte très jeune d'un cancer, mais pas Paule-Andrée).
    Pour Lorulot, c'est une édition d'époque (1921 !), publiée par... André Lorulot lui même, comme toute sa production, quasiment. D'où l'utilité de faire les poubelles des vieux locaux militants...

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  3. Étonnante version.
    Édith Piaf l'avait chantée dans les années cinquante.

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  4. Moi, quand j'étais où-il-ne-faut-pas (faux pas!) j'ai eu droit à : "Pas à pas avec le Prolétariat" ! Une bondieuserie à la con !

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  5. Ca devait être charmant ! Bondieuserie de quelle obédience ? C'est là que t'as rencontré les amis ou à l'extérieur ? Je demande ça parce que par chez nous on manque de visiteurs...

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