lundi 7 décembre 2015

De la chemise V

Après le séisme du 5 octobre, Magdeleine Peyronnec*, DRH d’un grand groupe du CAC 40 créateur d’emplois, et donc, dans ce but, suppresseur d’emplois, dont le choc traumatique inquiéta tous ses proches ainsi que les partenaires sociaux responsables de l’entreprise, décida de quitter celle-ci pour se cloîtrer. Notre collaboratrice passa donc du charme aux Carmes. Une victoire des puent-la-sueur voyous et infantiles incapables d’accepter la réalité de la loi naturelle de l’Economie. Nous publions ici son témoignage.

Pierre Gattaz.

*Le prénom et le nom ont été changés.

  L’exacte conscience de ma situation me revint seulement lorsque la religieuse qui m’accompagnait, désignant un recoin obscur derrière une des armoires, m’enjoignit :
   - Voulez-vous vous déshabiller, je vais vous donner votre costume de novice.
   Elle avait ouvert le vaste meuble, dont une des portes, rabattue sur moi et formant cabine, me dérobait entièrement à ses regards.
   J’ai déjà dit que je n’étais point une jeune fille dévote. Mes parents m’avaient toujours voulue élégante et, bien qu’habitant la province, je suivais la mode d’assez près. Le jour de mon arrivée au couvent, j’étais vêtue simplement, mais avec une certaine recherche de distinction et de sobriété, d’un tailleur bleu d’excellente coupe et d’une blouse de tulle brodé. Un délicieux petit feutre marron, un renard argenté, des bas de fil très fin, des chaussures vernies et un sac à main en veau glacé complétaient cet ensemble.

Magdeleine, avant les évènements

   - Où dois-je mettre ce que je quitte ? questionnai-je en retirant mon chapeau et mon renard.
   - Par terre ! me fut-il répondu sèchement.
   - Par terre ?
   - Mais oui : par terre, à même le sol : Sœur Properce enlèvera cela tout à l’heure.
   Elle n’ajoutait pas « avec des pincettes », mais c’était sous-entendu dans le ton qui recelait un incommensurable mépris.
   Secrètement révoltée, car j’étais très soigneuse de mes affaires, je me résignai pourtant à laisser tomber chaque pièce de mon vêtement sur le carrelage usé, et bientôt je fus en combinaison : une combinaison moderne comme de juste, en crêpe de Chine vert amande, avec de délicates incrustations de dentelle, et qui, roulée eût presque tenu dans un dé à coudre.
   - Bien entendu, vous posez aussi votre linge, dit la sœur en me tendant par-dessus la porte une espèce de sac en grosse toile bise, percé à son sommet d’un trou ovale pour la tête, et flanqué de deux larges tubes qui étaient les manches.
   Je me renseignai :
   - C’est la chemise ?
   - Si vous voulez mon enfant. Ici, au Carmel, nous appelons cela la tunique de purification. Les novices sont d’ailleurs seules à la porter. Notre sainte règle a voulu leur faire cette concession : elles sont encore si près du monde. Pour les professes, il n’y a pas de linge : tout est de bure et c’est le cilice qui tient lieu de sous-vêtement.
   Mon exaltation diminuait. Ce premier contact avec les réalités du cloître n’était pas sans me démoraliser quelque peu.
   - Enfin, pensais-je, il n’y a plus à reculer. J’ai voulu tirer ce vin-là : je dois désormais le boire courageusement, philosophiquement.
   Je m’introduisis dans le sac de toile qui m’arrivait à mi-jambe, puis j’enfilai, non sans difficulté des bas de laine à côtes épaisses. L’on me passa ensuite deux jupes noires, dont l’ampleur superposée et les innombrables fronces donnèrent bientôt à la partie inférieure de ma personne l’aspect d’un énorme bastion.
   Pour le corsage, il était, lui, assez ajusté, mais son col très montant comportait je ne sais quel système de baleines rigides, qui craquait à chaque mouvement comme un appareil orthopédique, et qui, en moins de quelques minutes vouait mon cou, accoutumé à l’indépendance du décolletage, au pire des supplices chinois.
   Le carcan ! Sans aucune exagération. […]
   Au trois quarts étranglée, j’avais, sur l’invitation de la tourière, surgi de derrière mon paravent de fortune. La pudeur étant sauve – oh ! combien – ma première toilette de religieuse pouvait s’achever à l’air libre.
   Elle fut en un tournemain complétée par une sorte de capulet de forme extrêmement disgracieuse qui ne visait rien tant qu’à dissimuler la courbe des épaules et la ligne naturelle de la poitrine, par une paire de lourds brodequins montant, dont mon père n’eût point voulu pour se rendre à la chasse, et par un bonnet à brides.
   Ah ce bonnet ! Je crois que ce fut lui que j’eus le plus de peine à accepter. S’allongeant en cône sur la nuque et cerclé par devant d’une ridicule petite ruche frisotée, il était visiblement conçu pour détruire et saboter l’harmonie du visage. Les traits les plus purs, le profil le plus parfait n’y eussent point résisté. Impossible pour une jolie femme de ne pas devenir là-dessous laide à faire peur.

Magdeleine, après les évènements
 
  Ainsi accoutrée, ainsi transformée en épouvantail vivant, je devais faire si piètre figure qu’un sourire nuancé de compassion éclaira fugitivement le visage cireux de mon habilleuse.
   - Vous voilà prête, déclara-t-elle en reculant de quelques pas pour juger de l’effet produit. Ah ! j’avais oublié : il nous faut faire disparaître cette peinture.
[…]
   Cependant, tandis que je me démaquillais hâtivement, je sentais mes bas, qui n’étaient retenus par rien, glisser en tire-bouchon le long de mes jambes. Et une étrange impression de nudité me gagnait. J’étais habillée, certes, plus que je ne l’avais jamais été. Quinze kilos pour le moins de vêtements sur le corps. Pourtant, dans ce fourreau de toile rugueuse qui me servait de chemise et qui n’épousait point les contours de ma chair, sous ces jupes aussi vastes qu’une crinoline, moi qui était habituée aux étoffes souples, aux lingeries fines et collantes, il me semblait être nue, et cette sensation me causait une insupportable gêne.
   J’en fis part à la tourière :
   - Ma Sœur, mes bas glissent, lui confiai-je timidement. Et sans doute avez-vous oublié de me donner le pantalon…
   Elle se détourna d’un air offusqué, comme si je venais de formuler quelque revendication sacrilège.
   - Notre saint habit ne comporte pas ce que vous dites. Non ! Je n’ai rien oublié.
   - Mais pour les bas, malgré tout, il faut bien qu’on les fixe d’une manière ou d’une autre. Il doit y avoir une ceinture, des élastiques… enfin quelque chose.
   - Non ! Non ! Les bas tiennent tout seuls.
   - Ils tiennent tout seuls ?
   - Naturellement. Vous verrez : on s’y fait très vite. C’est une question d’habitude.

Magdeleine Peyronnec.- J'ai été carmélite, in MEDEF-info n°510 du 30 novembre 2015.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

Y a un tour de parole !