mercredi 7 décembre 2016

Inimitié espagnole

C’est le chien enragé que tout passant a le devoir d’abattre, de peur qu’il ne morde les hommes et n’infecte les troupeaux.
Laurent Tailhade, 1902

Juan Bimba, un ancien dynamitero de la guerre d'Espagne, expulsé du Mexique où il avait été jugé peu conformiste par ses compatriotes staliniens. 

      Bimba n'en revenait pas.
      - J'ai été dynamitero pendant la guerre d'Espagne et au siège de Madrid, dit-il. On montait à l'abordage des tanks fascistes et on balançait une grenade par la meurtrière pour bousiller l'équipage ; on se baladait sous le feu des autres avec des paquets de dynamite accrochés tout autour de la ceinture, et une cigarette au bec pour allumer la mèche au moment de les lancer. Les bouteilles d'essence, je n'en parle pas, ce n'est pas tellement dangereux. Vers la fin, on remplissait des flacons de cognac avec cette soupe de mort que nous traînons aux fesses cette nuit et, quand on les envoyait à la volée, il y avait des petits morceaux de tank qui retombaient tout autour de nous. [...]
     Le curé s'approcha [...] :
     - Vous n'avez pas le droit de faire ça. Il y a sept cents habitants dans ce hameau. [...]
     - Merde, mais il va nous porter la cerise ce con-là, s'écria Bimba. On n'est pas encore sautés, non ? Et même il n'y a rien de sûr à ce que ça arrive. Allez, faites pas chier les personnes, mon Révérend, on passe.
     - Mais vous n'avez pas le droit... On vous a aménagé une dérivation... Je me plaindrai à la Compagnie !
     - Ca, vous savez ! Si on saute, il n'y aura plus personne ni pour se plaindre ni pour recevoir l'engueulade, et si tout se passe bien, votre plainte, vous pourrez vous la mettre où vous voudrez, ils n'en feront pas grand cas.
   Luigi était Italien. Ce conflit avec un prêtre le mettait mal à son aise. Il intervint :
     - Et dans quel état est-elle, la dérivation ?
     Parfaite, monsieur, parfaite, assura le curé. Ils sont passés hier avec le bulldozer ; elle est meilleure que la rue principale, bien meilleure.
     - Allons-y toujours voir. [...]
     Le curé insistait. Le maire avait disparu depuis qu'il avait été question de la dérivation. Sans doute faisait-il confiance à l'éloquence de l'autre. Un prêtre est un professionnel, après tout.
     Il avait une bonne figure, ce vieux en soutane. Des yeux, surtout, tendres et tristes. Et ce qu'il disait...
     - Je suis un vieil homme, moi. Je n'ai pas peur. Mais ces pauvres gens, leurs maisons, leurs enfants... Je suis resté debout toute la nuit à prier pour qu'il ne leur arrive rien. Epargnez-les. Vous, vous êtes des hommes, vous saviez ce que vous faisiez en vous lançant là-dedans. Eux, ils n'y sont pour rien... Passez par ici. Moi, je vais me remettre à prier ; pour vous, cette fois.

Je recommanderai au Seigneur de garder auprès de Lui en Son Paradis le premier qui me dit à qui appartient ce dos.

     - Passe la main, dit Bimba. Moi, des curés, j'en ai trop brûlé pendant la guerre. J'ai plus confiance.
     - Porca Madonna, te tairas-tu, farabutto ! gronda Luigi le Pieux. D'accord, Padre, nous passerons par ici.
     - Merci, mon fils, merci pour mes brebis, reprit le vieil homme. Dieu te le revaudra. Je vais vous bénir pendant que vous partirez ; et prier pour vous tout le temps. Vous verrez : même si vous n'y croyez pas, ça vous portera chance. [...]


     Luigi est en tête. [...] Le pied à fond sur l'embreillage, il se penche, la tête hors de la cabine :
     Adios, Padre. Et bénissez-nous bien, que nous en avons besoin.
     Le prêtre recule d'un ou deux pas ; soudain il paraît très grand. Il lève les deux bras sous le ciel. La lumière des guirlandes lui fait une sorte de chasuble pourpre.
     - Benedicat vos omnipotens Deus...
     Il abaisse la main droite en un signe de croix démesuré.
     - Pater et Filius...
     Ils ont beau faire, ils écoutent. Ils sont même émus ; sauf Bimba qui, à mi-voix, jure tout ce qu'il sait de plus outrageant sur le compte de Dieu.
     - et Spiritus Sanctus.
     - Amen, répond Luigi en embrayant. [...]


     Mais, qu'est-ce qui se passe donc ? On dirait que le camion de Luigi revient. [...] Avant même l'arrêt, Bimba saute à terre. Il est blême de fureur.
     - Où est ce curé ? Où est cette saloperie de curé, bordel de Dieu de merde ?
     - Qu'est-ce qu'il y a ? Qu'est-ce qu'il t'a fait ?
     - Regarde !
     Sous le nez de Gérard il brandit l'écriteau qu'il a arraché aux mains de l'Italien :
     - Attention ! Vitesse extrêmement réduite ! Sol en mauvais état. Danger. Attention ! Attention !
     - Voilà ce qu'il m'a fait cette salope. Il s'est douté que si nous lisions ça, nous passerions par sa paroisse de merde, et il a eu peur pour sa précieuse petite vie, pour sa maison et pour tous ces scrofuleux qui sont son gagne-pain ! Où est-il, ce fumier, que j'en tue encore un avant de crever...


     Des hommes du village se sont approchés. [...]
     - Vous avez quand même enlevé l'écriteau, hein !
     - Non ! Pas nous.[...] C'est le Padre qui a tout fait. [...]
     - Oui, le Padre l'a enlevé. Il a dit que si vous le lisiez vous traverseriez le village...
     - Nous, on voulait s'en aller dormir tous ailleurs, cette nuit, dit un autre. Mais le Padre nous l'a défendu : son église et sa maison sont juste au bord de la grand-rue. Il ne voulait pas risquer de tout perdre.
      - Et si un de nous vous disait quelque chose, il a menacé de prier pour qu'il perde son bétail et que ses enfants meurent.
     "- Laissez-moi faire. Je me charge de tout, je les convaincrai, je les avertirai aussi des dangers de la nouvelle piste." [...]
     - Et où est-il maintenant ? [...]
     Ils se taisent tous, l'air buté. [...]
     Mais ils ne l'entendent pas de cette oreille ; surtout l'Espagnol.
     - Venez, vous autres ! lance-t-il à ses copains. On le trouvera bien...
     - Je reste au camion, répond Luigi. On ne peut pas les laisser seuls comme ça...
     Les autres emboîtent le pas à Bimba.


     Ils n'ont pas eu à chercher bien loin. Tout naturellement le prêtre s'était réfugié dans son église. C'est là qu'ils l'ont débusqué, blotti dans l'ombre d'un pilier.
     - Sors de là, lui a dit Gérard.
     Mais l'Espagnol s'est interposé :
     - Non. Ici. Dans sa tanière. Dans son coupe-gorge. Dans la maison de son maître. T'en fais pas, salope ! Peut-être qu'il descendra de sa croix pour prendre ta défense, l'autre fumier.
     Le prêtre était plus mort que vif. Mais il ne fit pas un geste pour se protéger, ne dit mot. D'un coup de pied dans la poitrine, Bimba l'écroula à la renverse. Puis il se jeta sur lui, le retourna face contre terre et, le saisissant aux oreilles, se mit à lui frotter le visage contre le sol de ciment. De toutes ses forces. Longtemps.
     - Arrête, dit le Roumain. Tu seras bien avancé quand tu l'auras tué. Tu ne profiteras même pas de ta prime.
     Mais Bimba ne lâcha prise que bien plus tard. Le vieux qui, au début, avait crié, ne respirait plus qu'à peine.
     Avant de quitter l'église, l'Espagnol arracha le crucifix du maître-autel et s'en servit comme d'une masse pour défoncer la porte du tabernacle. Il dispersa les hosties à la volée entre les travées de prie-Dieu et cracha dans le ciboire.
     Je voudrais avoir envie de chier, grogna-t-il.
     Quand Luigi, qu'ils retrouvèrent aux camions, apprit tout cela, il soupira.
     - Ca ne nous portera pas chance, murmura-t-il. 

13 commentaires:

  1. Et vive Georges Arnaud et Lui Buñuel !
    Il existe dans un bled minier et montagneux des Asturies, Cangas de Narcea, un monument aux mineurs ET un monument aux dynamiteurs (spécialité locale). On vous recommande l'endroit.
    Et à propos de curetons et d'Espagne, il est parfois des occasions de rigoler :
    https://florealanar.wordpress.com/2016/09/13/le-saint-communiste/

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    1. Oui, savoureux. Ca me redonne envie de lire le blog de Floréal, délaissé depuis quelques temps. Floréal qui est d'ailleurs grand amateur de chanson française et participe à un blog dédié à cet art. Cependant j'y ai un peu de mal, car les noms des artistes y sont parfois très confidentiels et je ne m'y retrouve pas toujours. Alors que dans l'herbe tendre je peux entendre à de courts intervalles près du Leprest et du Mathieu !

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  2. "Si tu voyais Barcelone telle qu'elle est aujourd'hui, émaillée de barricades, décorée d'églises incendiées dont il ne reste plus que les quatre murs, tu serais comme moi, tu exulterais."
    Benjamin Péret à André Breton (lettre du 11 août 1936)

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    1. "Si tu voyais Barcelone telle qu'elle est aujourd'hui, émaillée d'airbnb, décorée d'appart's gentrifiés dont il ne reste plus que les quatre murs, tu serais comme moi, tu pleurerais."
      Je déconne, je n'y suis jamais allé. Mais je crois savoir qu'on peut bien y voir que Franco et son monde ont gagné. Mais tu devrais faire un petit guide pour voyageur sympathisant révolutionnaire, avec toutes les curiosités et reliques de nos glorieux aînés, style Cangas de Narcea. Je pourrais peut-être convaincre ma compagne...

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    2. Mais je sais pas écrire mon colonel, je suis de l'assistance. La preuve, les jolies coquilles qui émaillent mes messages.
      Et puis, un guide touristique, quelle vulgarité....
      On frémit à l'idée du contingent de visiteurs en bassin minier. T'inquiètes, t'auras du mal à trouver un airbnb dans la "cuenca minera", juste des gens qui t'indiqueront le meilleur endroit où te poser et l'horaire de la dernière patrouille des flics locaux.
      Ceci dit, Barcelone fut une bien belle ville avant, pendant et après FRanco. Il reste tout de même des êtres humains dans cette pétaudière de marque qu'elle est devenue.
      D'ailleurs, là-bas, les vieux disent toujours "On vivait mieux CONTRE Franco." Jamais SOUS.
      Édifiant, non ?

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    3. Bon, ça me redonne envie d'y aller un jour. A vélo ce serait chouette, ou en stop, ou en brûlant le dur (je fantasme). Avec Blablacar en revanche, jamais !

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  3. Il est séchant, ce tatouage, même s'il a un sale air !
    Mais à propos du Salaire, tu es sûr que c'était un Renault, le camion ?

    Outre la propension à l'anarchisme, Laurent Tailhade et Georges Arnaud ont en commun d'avoir défrayé la chronique : Tailhade pour avoir été, entre autres, l'unique victime de l'attentat du restaurant Foyot et l'instigateur du scandale de Camaret de 1903 (ce qui nous ramène à la chanson…), Arnaud pour avoir été soupçonné d'avoir zigouillé toute sa famille.

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    1. Bravo, George ! Ah ! Renault, séchant !

      J'avais souvenir, sûrement erroné, que c'était au café Terminus que Tailhade perdit son oeil, suite à l'attentat d'Emile Henry. Mais je dois me mélanger les pinceaux.

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  4. Ce qui ne fut jamais prouvé.
    G.A. fut même acquitté sous les vivats de la foule grâce aux bon soins de Maurice Garçon, si je ne m'abuse.

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    1. Sale histoire que ce triple assassinat, et au début on ne donnait pas cher de la peau d'Henri Girard.
      J'ai appris cette histoire rocambolesque au hasard de l'écoute d'un "Vif du sujet" en 2006, que j'ai encore sur un disque dur, ça m'avait séché (mais moins que Renaud…)

      Sinon, la petite histoire des Filles de Camaret mériterait peut-être un billet sur HT, non ? Jusque voici peu j'ignorais complètement la contribution de Laurent Tailhade à cette chanson gaillarde et pluriséculaire !

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    2. Mais moi de même, dear.
      On va creuser l'affaire.
      Thanks.

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    3. Il était copain avec Vergès et Siné aussi, copains de soutien aux "terroristes" algériens.

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  5. Ah !
    Quant au tatouage, il appartient au futur ministre de la culture de Fillon, un certain Séchan.
    Mais je réalise Djorge l'avait déjà.

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Y a un tour de parole !