vendredi 12 juin 2015

Le côté clair-obscur de la Force

Que les délicats se rassurent, il y aura aussi des orgies de nuances.
Marcel Moreau

Et mon mal est délicieux
Guillaume Apollinaire

Les Poteaux de l'émission et du blog Dans l'herbe tendre avaient eu la gentillesse voici quelques temps de publier un petit balbutiement de ma part à propos des reprises de Verlaine par Ferré et Debussy. Comme j'aime beaucoup le pauvre Lélian, le monégasque et le pote de jeunesse de Satie, je remets ça.
Déjà, je tiens à dire que je considère les trois albums de Léo reprenant les poèmes de Baudelaire, Verlaine / Rimbaud, et Aragon (même si je n'ai aucune sympathie pour la guépéou), comme des chefs d'oeuvres aptes à me faire venir les larmes aux yeux les jours de fatigue où mes résistances de mâle sont affaiblies. Idem pour certains poèmes d'Apollinaire (par exemple Marie, cité ci-dessus). Par contre, je ne parviens pas à retrouver sur Youtube les versions du vinyl Verlaine / Rimbaud que j'avais à 20 ans, et celles que j'ai trouvées, que ce soit pour "Il pleure dans mon coeur" ou pour celle que vous pourrez visionner plus bas, me déçoivent et me frustrent un peu. D'autre part, je sais que tout le mérite ne revient pas au chanteur pour cette aspect de son oeuvre, mais que sa compagne d'alors, Madeleine, y était pour beaucoup.

Clair de lune

Votre âme est un paysage choisi
Que vont charmant masques et bergamasques
Jouant du luth et dansant et quasi
Tristes sous leurs déguisements fantasques.

Tout en chantant sur le mode mineur
L'amour vainqueur et la vie opportune
Ils n'ont pas l'air de croire à leur bonheur
Et leur chanson se mêle au clair de lune,

Au calme clair de lune triste et beau,
Qui fait rêver les oiseaux dans les arbres
Et sangloter d'extase les jets d'eau,
Les grands jets d'eau sveltes parmi les marbres.

Paul Verlaine, Fêtes galantes


Bonjour tristesse ! donc, encore une fois. Mais quelle tristesse voluptueuse. A croire que la beauté fait naître ce sentiment, mais une beauté lunaire, rien à voir avec la robuste joie que nous éprouvons aux rudes travaux des champs quand le soleil frappe nos nuques enflammées, ou avec l'exaltation solaire qui nous prend parfois au haut de l'échafaudage. Il est vrai qu'ici la tristesse est masquée, elle prend les oripeaux de cette joie presque obligatoire de nos jours. Mais la nature reprend le dessus, les oiseaux rêvent, les jets d'eau sanglotent d'extase. Je crois que "Vôtre âme" s'adresse à Verlaine lui-même, le garçon étant assez égocentrique et friand d'apitoiement sur soi, ça me rappelle quelqu'un à une époque : est-ce pour cela que j'éprouve de la tendresse pour lui ? Son âme est un paysage choisi, où une voluptueuse et esthétique tristesse se masque derrière la fête, la musique, la danse, et pourquoi pas les orgies d'alcool auxquelles s'adonnait Paul. Pourquoi cette tristesse fondamentale ? On ne sait, elle est cosmique, métaphysique ("ce mal est sans raison"), peut-être le sentiment de l'impermanence que le ciel nocturne évoque. Certainement un sentiment d'exil face à l'ineffable harmonie pressentie mais toujours fuyante de ces bonnes heures où "la sève est du champagne et vous monte à la tête" Rimbaud... Peut-être par l'intuition que derrière cette harmonie, il y a des carnages (lire absolument la nouvelle de Dino Buzatti : "Douce nuit", dans le recueil Le K).


La version de Gabriel Ferré

"Nous avons fait des clairs de lune
Pour nos palais et nos statues
Qu’importe à présent qu’on nous tue
Les nuits tomberont une à une
La Chine s’est mise en Commune
Nous avons fait des clairs de lune"
Louis Aragon

Ecoutable ici par Philippe Léotard, mais je préfère la version de Ferré , un pur diamant. Les clairs de lune, les statues, le temps qui passe. Même si les généraux aux 40 médailles ne m'ont jamais fait vibrer. Pour la petite histoire, Jean Ferrat, plutôt compagnon de route, comme Aragon, et ayant également repris quelques uns de ses poèmes, engagea une polémique avec Ferré en chantant "Je ne chante pas pour passe le temps". Il accusait ainsi l'anar Ferré de petite bourgeoisie se tirant sur la nouille en chantant des chansons pour s'aider à vivre, alors que lui chantait pour accomplir les consignes du Parti, illustrant par là ce que dénonçait Benjamin Péret dans Le Déshonneur des poètes, et Vaneigem dans le Traité : « Ceux qui parlent de révolution et de lutte de classes sans se référer explicitement à la vie quotidienne, sans comprendre ce qu'il y a de subversif dans l'amour et de positif dans le refus des contraintes, ceux-là ont dans la bouche un cadavre. » Cela dit je trouve aussi les chansons de Ferrat magnifiques, comme quoi, et on revient au thème de cet article, c'est pas tout noir, c'est pas tout blanc (rouge en l'occurrence).

La version de Claude Debussy

Une autre interprétation du poème de Verlaine m'est venue en y réfléchissant. N'y a-t-il pas un lien avec sa bisexualité. Les masques et les poses que prennent les homos dans un monde qui leur est hostile, pour participer à la fête quand même, ne pas être ostracisés, vouloir s'y croire soi-même à sa place et heureux d'ailleurs. Et puis non, ça ne fonctionne pas, difficile de jouer les Arlequins quand on se sent le coeur d'une Colombine, de jouer les bourdons quand, comme le baron de Charlus dans Sodome et Gomorrhe, on se sent comme la fleur épanouissant ses trésors de parfums et de couleurs dans l'attente du polinisateur qui viendra la féconder. Ce double jeu, crée la mélancolie. Et ces fêtes nocturnes dans la nature peuvent évoquer certains lieux de rendez-vous hétérodoxes, aussi. Quand à la lune, son potentiel symbolique n'a, à ce jour, toujours pas été épuisé, surtout dans le cadre d'une étude sur celui qui, avec Arthur Rimbaud, écrivit le fameux Sonnet du trou du cul.

En prime la version de Léo Fauré

Mais las ! Cessons de nous poser ces questions de femmelons (comme dirait le très sympathique Pierre-Joseph Proudhon). De toute façon, aujourd'hui, avec la pollution du ciel nocturne, ou pollution lumineuse, terminé les nuits au clair de lune. Idem pour les états d'âmes qui vont avec. Souriants et bronzés dans le monde d'Areva.

A moins qu'on puisse se retrouver, les amis, dans un désert d’Atacama plébéien et poétique...

4 commentaires:

  1. Si ça te dit, cher Wrob, j'ai tous les vinyles de Ferré dont tu causes à ta disposition…

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  2. Hummm. Ferrat / Aragon, l'évocation de ces deux comiques troupiers vient de me donner une idée...
    Merci Wrob !

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    1. Ah ! Ragon (Michel), l'immortel auteur de La mémoire des vingt culs

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  3. On reste dans la thématique de la lune George, c'est l'essentiel, mais vingt ! on passe de la poésie à la science fiction !

    Jules, j'ai hâte de voir l'idée que vous avez derrière la tête réalisée concernant nos deux humoristes staliniens !

    Hugs bro !

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