vendredi 16 septembre 2016

Dialectique russe

La générale se lève, après un léger coup de tête amical à sa fille Natacha, qui la suit des yeux jusqu’à la porte, indifférente en apparence aux propos tendres de l’officier d’ordonnance de son père, le soldat Boris Mourazoff, qui a fait de si beaux vers sur la mort des étudiants de Moscou, après les avoir fusillés, par discipline, sur leurs barricades.


D’abord, est-ce qu’il y a encore des ours en Courlande et des arbres ? Est-ce qu’il y a encore des arbres – ce qu’on appelle des arbres ? Car il les a connus, lui, les vieux illustres arbres contemporains des grands-ducs de Lithuanie, arbres géants qui projetaient leur ombre au loin jusque sur les créneaux des villes. Où sont-ils ?... Thadée s’amuse, bien sûr, car c’est lui qui les a coupés bien tranquillement pour en faire de la fumée de locomotive. C’est le progrès.


   On approchait de la « pointe ». Jusque-là la promenade avait été d’une grande douceur champêtre, entre les petites prairies traversées de frais ruisseaux sur lesquels on avait jeté des ponts enfantins, à l’ombre des bois de dix arbres aux pieds desquels l’herbe nouvellement coupée embaumait. On avait contourné des étangs, joujoux grands comme des glaces sur lesquels il semblait qu’un peintre de théâtre eût dessiné le cœur vert des nénuphars. Paysannerie adorable qui semble avoir été créée aux siècles anciens pour l’amusement d’une reine et conservée, peignée, nettoyée pieusement de siècle en siècle, pour le charme éternel de l’heure, aux rives du golfe de Finlande.
 Maintenant on arrivait sur la berge, et le flot clapotait au ventre des barques légères qui s’inclinaient gracieuses comme d’immenses et rapides oiseaux de mer, sous le poids de leurs grandes ailes blanches.
   Sur la route, plus large, glissait, silencieuse et au pas, la double file des équipages de luxe dont les chevaux fumaient d’impatience, des calèches dans lesquelles on se montrait de gros personnages de la cour. Les cochers énormes comme des outres d’Ali-Baba tenaient haut les rênes. De très jolies jeunes femmes, négligemment étendues au creux des coussins, montraient leurs toilettes nouvelles, à la mode de Paris, et se faisaient accompagner d’officiers à cheval qui étaient tout occupés à saluer. Beaucoup d’uniformes. On n’entendait pas un mot. Tout le monde n’avait qu’à faire que de regarder. Seuls, montaient, dans l’air pur et léger, le bruit des gourmettes et le tintinnabulement clair des sonnettes attachées au col des petits chevaux longs, poilus, de Finlande… Et tout cela, qui était beau, frais, charmant et léger, et silencieux, tout cela semblait d’autant plus du rêve que tout cela semblait suspendu entre le cristal de l’air et le cristal de l’eau. La transparence du ciel et la transparence du golfe unissaient leurs deux irréalités sans qu’il fût possible de découvrir le point de suture des horizons.


   Rouletabille regardait cela et regardait le général, et il se rappelait la terrible parole de la nuit : « Ils étaient allés dans tous les coins de la terre russe, et ils n’avaient point trouvé un seul coin de cette terre sans gémissements ! » - « Eh bien, et ce coin-là, pensait-il, ils n’y sont donc pas venus ? Je n’en connais point de plus beau, ni de plus heureux au monde ! » Non ! Non ! Rouletabille, ils n’y sont point venus. C’est qu’il y a dans tous les pays, un coin pour la vie heureuse, dont les pauvres ont honte d’approcher, qu’ils ne connaîtront jamais, et dont la vue seule ferait devenir enragées les mères affamées, aux seins taris ; et, s’il n’en est point de plus beau que celui-là, c’est que nulle part sur la terre il ne fait si atroce de vivre pour certains, ni si bon pour d’autres qu’en ce pays de Scythie, aurore du monde.


    Nous sommes les ennemis déclarés de tout pouvoir officiel, même si c’est un pouvoir [ultra-révolutionnaire] ; ennemis de toute dictature publiquement reconnue ; nous sommes des anarchistes sociaux-révolutionnaires. Mais si nous sommes des anarchistes, demanderez-vous, de quel droit voulons-nous agir sur le peuple et par quels moyens le ferons-nous ? Rejetant tout pouvoir, à l’aide de quel pouvoir ou plutôt de quelle force dirigerons-nous la révolution populaire ? Au moyen d’une force invisible qui n’est reconnue par personne et qui ne s’impose à personne : au moyen de la dictature collective de notre organisation, qui sera d’autant plus puissante qu’elle restera invisible et méconnue et qu’elle sera privée de tous droits et position officiels. *
  Imaginez-vous au milieu du triomphe de la révolution spontanée en Russie. L’Etat et avec lui tout le système social et politique ont été brisés. Tout le peuple s’est soulevé, a saisi tout ce dont il a besoin et a chassé tous les suppôts et tous ceux qui lui voulaient du mal. Il n’y a plus ni loi, ni pouvoir. L’océan en révolte a démantelé tous les barrages. Toute cette masse – le peuple russe -, qui loin d’être homogène est au contraire extrêmement variée et qui s’étend sur l’immense étendue de l’empire russe, a commencé à vivre et à agir de son propre chef, en vertu de ce qu’elle est en réalité, et non plus en raison de ce qu’on lui ordonnait d’être, et elle le fait partout à sa manière : c’est l’anarchie générale. […]
  Mais figurez-vous, au milieu de cette anarchie populaire, une organisation secrète ayant dispersé ses membres sur toute l’étendue de l’empire, formés en petits groupes et néanmoins fortement unis, inspirés par une pensée commune, par un but commun, poursuivi – cela s’entend – conformément aux conditions, et agissant partout selon le même plan. […] Voilà ce que j’appelle la dictature collective de l’organisation secrète.

"Vous avez des contradictions ? On va vous les dépasser, nous, vos contradictions."

"Faites-nous confiance !" 

"Je dirais même plus : fesse-nous, qu'on fiente !"

   *Ce passage et les explications qui suivent sont d’une importance particulière ; ils constituent à notre sens une tentative pour résoudre un des problèmes fondamentaux auxquels se heurtait la pensée anarchiste : celui de l’organisation politique « au lendemain de la révolution triomphante ». Il y a là un essai de combiner les tendances politiques de l’anarchisme avec le système d’action politique blanquiste et jacobin ; le résultat semble être : instaurer une dictature qui n’en serait pas une tout en l’étant. On ne saurait dire que la tentative est fructueuse, malgré l’effort intellectuel et la force d’imagination de Bakounine. (Note de Michael Confino)   

Cet article mêle des extraits de Rouletabille chez le tsar, de Gaston Leroux, et une lettre de Bakounine de 1870, lettre préfigurant la rupture du vieux révolutionnaire avec son Necaev de protégé bien secoué, qui n'aurait pas dépareillé dans la bande de pourritures ci-dessus portraiturées quelques décennies plus tard. Par ailleurs, je n'ai toujours pas retrouvé ce poème cherché désespérément ici , dont le refrain est "Mais où est la sainte", ou "la vieille Russie", mais je n'en suis pas sûr, et qui a été enregistré par un poète ou un chanteur, qui en est ou n'en est peut-être pas l'auteur, qui le dit avec un ton triste et nostalgique et une voix de petit vieillard.

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