vendredi 9 septembre 2016

Perdre ou ne pas perdre la tête en Syrie

Winston se réveilla avec sur les lèvres le mot "Shakespeare".
George Orwell.- 1984

  J’étais à présent un monsieur correctement vêtu, on me saluait de loin, les commandes affluaient ; Simon Herdan était radieux, quand, un jour, comme je me trouvais avec lui au café, une drôle d’histoire m’arriva qui prit dans ma cervelle des proportions auxquelles personne ne s’attendait.
Quelques habitués étaient présents […] Le pharmacien, parlant le grec, m’adressait plus souvent la parole. […]


  Voulant lui donner une réplique avec à propos :
  - Oui, fis-je, les acteurs sont un résumé, un abrégé de leur temps, - cela a été génialement dit par… par… par…
  Je me mis à balbutier :
  - Sch… Sch… Schop… Schil…
  Et me voilà embrouillé dans la trame de ma mémoire rebelle. Le nom universel, que j’avais mille fois prononcé, de l’auteur de cette phrase célèbre, refuse de se laisser articuler par ma langue, qui se tord en vain dans ma bouche. Je promène mon regard désespéré d’un compagnon à l’autre, que je supplie de me venir en aide :
  - Enfin, au diable ! m’écriai-je. Cela se trouve dans Hamlet, quand le héros de la tragédie parle des acteurs, au moment de l’arrivée des comédiens. Vous ne vous souvenez pas ? C’est Sch… Sch…
  Herdan, vexé de voir mon érudition trébucher si publiquement, m’apostropha, rouge de colère :
  - Eh bien, qui a dit cela ?
  - Justement, je vous prie de me le rappeler. Moi je suis victime d’une défaillance de ma mémoire, mais vous ne savez pas qui est l’auteur d’Hamlet ?


  Simon hausse les épaules et fait sortir un ronflement de son narguilé. Qu’est-ce que ça lui fait, à lui, Hamlet ? Les autres, un peu plus embêtés, tout de même, roulent des gros yeux : pharmacien, ingénieur, directeur de banque, me regardent et demandent, l’un après l’autre :
  - Hamletâm ?!
  - Hamletâm ?!
  - Mais oui, nom de Dieu, Hamletâm ! Que le diable emporte l’immortalité si, les intellectuels mêmes, à Damas, ignorent qui est l’auteur d’Hamlet ! L’auteur du Roi Lear, de Macbeth, d’Othello et de tant d’autres tragédies, l’Anglais génial qui a vécu il y a trois cents ans !
  - Ah ! trois cent ans ! s’écrie le pharmacien, soulagé. Je comprends bien que l’on ne se souvienne plus de gens qui sont morts depuis trois cents ans !


  Je jette ma chibouque et lève les bras au ciel :
  - Vous êtes fou, mon ami ! Il n’est pas question de « gens » qui meurent, mais de l’auteur d’Hamlet. Chez moi, c’est un oubli momentané, mais je m’aperçois que chez vous c’est de l’ignorance crasse ! Vous n’avez même jamais entendu parler d’Hamlet !
[…]
  Enfermé dans ma chambre, je ne pensais plus qu’à l’auteur d’Hamlet : me rappeler son nom et aller le lendemain le jeter à la figure de tous ces intellectuels ridicules. Mais plus j’y pensais, plus je m’abrutissais. J’arpentais la pièce en long et en large, j’écrivais avec la craie toutes les lettres de l’alphabet, les associant de diverses manières, dans l’espoir de voir jaillir sous mes yeux le nom béni qui m’était aussi familier que celui de ma mère. Rien ! Ma bouche ne savait plus articuler que : Sch… Schop… Schil…
  Je savais que le nom commençait avec la lettre S, mais lorsque je voulais former la première syllabe, je déraillais aussitôt du côté de Schopenhauer ou de Schiller, ce qui me faisait rougir de honte. Je me promenais et parlais tout haut :
  - Ecoutez-moi ça : pressentir, dès votre enfance, la grandeur des lettres universelles ; leur sacrifier plus tard foyer et bien-être matériel, afin de mieux les cultiver dans votre âme ; savoir, non pas comme une leçon confuse apprise avant l’examen, mais avec amour, qui a été Schopenhauer, qui a été Schiller, et embrouiller quand même dans votre mémoire l’auteur d’Hamlet avec ces deux Allemands, existe-t-il une plus grande misère de notre esprit ?
[…]


  - Tiens ! Si nous allions chez le directeur des Postes ? C’est un bon ami à moi. Je l’ai vu lire souvent. Qui sait ? Peut-être qu’il serait plus malin que les autres !
  - Bon ! Allons chez ce « directeur » aussi. Mais il sera le dernier chez qui je traînerai Hamlet.
  Le bâtiment des postes de Damas est une masure sale, encombrée d’ordures et, la plupart du temps, déserte.
[…]
  - Et vous voulez que le directeur d’une telle poste sache qui est l’auteur d’Hamlet ?
  Nous le cherchâmes quand même et le trouvâmes dans la cour de l’édifice. C’était un petit bonhomme trapu, sale, vêtu comme un ouvrier.
[…]
  - Simon !... Cher ami !...
[…]
  - Mais, dis-moi, connais-tu ce nom : Hamlet !
  Accroupi […], Simon attendait la réponse et déjà le rire secouait tout son corps. L’autre semblait n’avoir rien entendu.
  - Hamlet, mon vieux, Hamlet ! répéta le ferblantier, retournant le visage vers son fichu « directeur ». Peut-être as-tu rencontré par hasard ce nom, parmi tant d’autres : Hamlet, Hamlet !
  - Je ne le connais pas, fit le « directeur », mais je t’apporterai un gros livre où tu pourras trouver tout ce que tu voudras.
[…]
  Et il partit à petits pas, comme un chat battu.
  Je me mis à gambader :
  - Ca y est, cette fois, monsieur Herdan ! C’est le Larousse qu’il va m’apporter. Là, en effet, on trouve tout. Je suis sauvé !
  - Tu vois donc ? Mon « directeur traîne-savate » ! C’est lui qui te sauve. T’y attendais-tu ? – Pourvu qu’il ne t’apporte pas le Coran ! ajouta Simon retenant péniblement son rire.
  Ce n’était pas le Coran, mais le Larousse non plus. C’était l’Annuaire général de la Syrie et de la Palestine.
  Herdan […] se mit à rouler par terre, les jambes en l’air, comme un cheval sur la prairie.


Panaït Istrati.- Méditerranée (coucher du soleil).

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