jeudi 2 février 2017

La mort d'Eurydice

Le nouveau président américain a décidé d’interdire le financement d’ONG internationales qui soutiennent l’avortement, soulevant un tollé.
LE MONDE | 25.01.2017 à 21h04 |

   Quand Eurydice, Eurydice aux yeux bleu turquoise et aux bandeaux d'or roux, eut seize ans, c'était une frêle fille à taille de libellule. Mais déjà pointait en son cœur à peine épanoui la flammerole de l'amour, de l'amour qui ne distingue point entre les tiges menues que peut rompre même une fatale brise et les robustes fûts qui résistent à la tempête.
   Suave ainsi qu'un matin de mai, elle plut infiniment aux vingt ans du poète Orphée, Orphée à l'âme tumultueuse, tout à tour doux comme l'agneau et ardent comme un fauve, oscillant de la tendresse naïve à la passion farouche.
   Un soir de printemps, dans une auberge de banlieue, après une randonnée dans les bois de Meudon, par lui elle connut physiquement l'amour.
   Dès lors, elle fut un petit cœur tout battant chaud pris à pleine main d'Orphée. Et lui, une main à jamais fermée sur le cœur d'Eurydice.
   Des semaines ayant passé, un jour, baignée de joie comme en présence d'une preuve, car elle avait la simplicité d'une femme-enfant, Eurydice sentit qu'elle était grosse.

Paysage avec Orphée et Eurydice
Nicolas Poussin (1594-1665)

   Dans la souveraine insouciance du mâle pour le martyre de la femme qu'il a fécondée, Orphée chanta, en quelques poèmes où voluptueusement il glissait un los au beau plaisir d'amour, son espoir d'être père. Et pourtant il aimait Eurydice. Mais le mâle est le mâle.
   Eurydice porta péniblement le fruit du beau plaisir d'amour. Les derniers mois de sa gestation surtout furent douloureux.
   Alors, l'angoisse tordit le cœur d'Orphée. Et sa conscience s'éveilla à la vive souffrance de l'aimée. N'était-ce pas là son oeuvre, la réalisation d'un sien concept égoïste de l'amour ? N'aurait-il pas dû éviter la grossesse à la frêleur enfantine de sa compagne ? N'était-il pas un peu coupable ? Mais, comme à cette occasion son esprit délaissait souvent le rêve un peu superficiel du poète pour la méditation profonde du philosophe, il se demandait si, en définitive, la culpabilité n'était pas plutôt attribuable à la cause inconnue que les hommes appellent Dieu.
   La délivrance d'Eurydice fut laborieuse. Un moment, on crut qu'elle avait franchi le pas de la mort. Orphée était atterré. Cependant, l'enfant vint à l'existence. Mais, durant les quelques jours suivants, elle traversa un enfer de fièvre. Sa vie ne tenait qu'à un fil. Le destin voulut qu'il ne fut pas rompu. Lorsque l'accoucheur, un ami, le docteur Pluton, la jugea, quoique faible encore, hors de danger, il dit à Orphée :
   - Je te rends Eurydice, Orphée. Ménage-la : elle revient de loin... Ne lui fais pas d'autre enfant, sinon, la prochaine fois...

Orphée devant Pluton et Proserpine
François Perrier
 Musée du Louvre.

   Et son geste indiquait que ce serait la mort certaine.
   Il ajouta :
   - Tu n'ignores pas que l'homme peut se rendre maître de sa faculté d'engendrer. Tu sais ce qu'il faut faire ?...
   - Je sais, répondit Orphée. J'aime ma compagne : ce sera notre unique enfant.
   Le fils d'Orphée ne vécut d'ailleurs que quelques jours.
  Emmi les blancheurs de son lit de convalescente, la pâle Eurydice songeait qu'elle avait souffert pour l'amour d'Orphée et qu'elle était heureuse d'avoir donné sa preuve, elle aussi, encore que l'enfant ne soit pas une preuve d'amour de l'homme.

Orphée aux enfers
Pierre Paul Ruben (1577-1640)
Musée du Prado, Madrid

   - Mon Orphée, je t'aime toujours, lui dit-elle, comme ayant l'intuition du tourment de son amant.
   - Moi de même, Eurydice. Et c'est pourquoi je souffre. L'amour donne une fleur splendide et odoriférante, mais son fruit est amer. Pardonne-moi d'avoir causé ta souffrance. Je suis un homme : j'ai agi en homme. J'ai cédé à l'impulsion qui fait le monde. J'ai été l'esclave de la force inconsciente qui veut la reproduction des êtres. Mais si l'homme n'est qu'un instrument aux mains de cette force, je veux, moi, être autre chose et davantage. Mon Eurydice, je veux que tu n'aies plus à souffrir de mon amour : ce premier enfant sera le dernier.
   - Orphée, je t'aime... Si la volupté entière du geste par lequel l'homme devient père t'est nécessaire ou si le désir de la paternité te hante de nouveau, je ne te refuserai pas ce bonheur... Prends-moi toute, mon Orphée, dussé-je mourir de ta caresse...
   - Non, jamais ! conclut-il.
   Longtemps, Orphée tint parole.

Orphée ramenant Eurydice des enfers
Camille Corot (1796-1875)
Huston, Musée des beaux-arts

   Mais, depuis qu'il tenait entre ses bras une chose vivante, il avait senti peu à peu son âme se dédoubler. Il avait son âme du jour, pure, lucide et généreuse, et son âme de la nuit, trouble, hallucinée et cruelle. La première lui apportait à l'aube la bonne conscience ; mais quand elle s'évanouissait, au soir, la seconde venait, mauvaise conseillère. Il lui suffisait alors de contempler Eurydice pour sentir couler en tout son être une étrange sensation de volupté frisant le sadisme qui l'incitait à la possession totale et mortelle. Il découvrait en elle une survivance d'innocence virginale et un accomplissement de féminité dû à la maternité, dont le singulier mélange l'émouvait jusqu'au tréfonds de sa chair. En de tels moments, il la désirait imprégnée de lui-même jusqu'à la fécondation, témoignage indéniable de la maîtrise du mâle sur sa proie. Et pourtant il n'ignorait pas quelle perspective de meurtre ouvrait une semblable éventualité. Et cependant, encore, il savait qu'il éprouverait de sa perte un chagrin immense et que sans elle sa propre vie ne vaudrait pas la peine d'être vécue.
   Il lutta longtemps et longtemps en lui même l'âme de lumière fut la plus forte. Mais le combat dont l'issue fixait le sort d'Eurydice était de chaque jour.
   A la musique de ses vers, il avait tenu sous le charme jusqu'à des brutes, presque des bêtes. Oui, il avait charmé des bêtes. Et cependant la bête de ténèbre qui élisait sa demeure en lui chaque soir ne cessait de hurler et de bondir.
   Son désir tournait à l'obsession. Etait-ce un désir normal ou morbide ? Il ne le savait plus. En tout cas, c'était devenu une idée fixe qui réclamait impérieusement satisfaction. Le ventre rond d'Eurydice dansait devant les yeux d'Orphée en des songeries lascives, avec un goût de déjà vu. Dans la lutte que se livraient ses deux âmes, celle du jour râlait, écrasée, réduite à l'impuissance par celle de la nuit.
   La bête triompha. Eurydice fut enceinte de nouveau.


   A mesure que les mois rapprochaient la date fatidique, l'effroi d'Orphée grandissait : effroi de l'évènement futur, effroi de lui-même.
   Il était un assassin. Il connaissait à peu près le jour où sa victime allait mourir. Et la victime savait qui était son meurtrier. Chaque soir, elle se couchait à côté de celui qui lui avait délibérément donné la mort, à l'échéance de neuf mois.
   Par un jour d'hiver gris, sale comme était devenu le cœur d'Orphée, Eurydice quitta la vie dans la torture où le beau plaisir d'amour conduit parfois celles qui l'ont partagé, mais surtout donné. Et ses derniers mots furent encore : "Mon Orphée, je t'aime !"
   Orphée, conscient de sa part de responsabilité humaine devant celle qui s'en allait et qu'il avait poussé hors de l'existence, regardait fixement cette forme naguère vivante qu'il avait aimée et détruite par amour, par le plus bassement conçu des amours. Dans son désespoir, il clamait vainement vers le Dieu sourd sa supplication : "Eurydice ! Eurydice !"
   - Eurydice est morte... Tu l'as voulu, Orphée !... dit tristement le docteur Pluton.
   Alors, les larmes aux yeux, la peine au cœur, Orphée s'assit - pour écrire un poème funèbre.

                                                                                                                    1918.

Manuel Delvaldès.- Contes d'un Rebelle.



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Jeudi 2 février 2017 : Jazzlib' (jazz). Thème de la bi-mensualité : La suite (sans fin) des aventures du Duke. Ça continue car il y a tant à dire et surtout à écouter !
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Lundi soir 6 février 2017 : Dans l'herbe tendre (chanson française). Thème du mois : les traîtres.

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