vendredi 10 juin 2016

Tempête sous un crâne radical

Le maire saisit l’occasion d’aller se mêler aux autres buveurs […] il resta presque silencieux, l’air absent et soucieux. En effet, il était très loin d’eux et du café Judet […]. La tragédie antique, la shakespearienne et les drames d’Alexandre Dumas ne proposent que des situations d’une horreur médiocre, comparées à celle où se débattait Voiturier […]. Les vérités éternelles de la religion resplendissaient à ses yeux, et l’apparition […], par un enchaînement logique et inexorable que sa raison saisissait trop bien, ruinait son idéal républicain, anticlérical, et progressiste. Mais lui, adossé à l’enfer, se jurait de lutter contre Dieu pour la République laïque et démocratique aux côtés de son député radical. Comme tous le héros, il connaissait des moments de détresse et de défaillance. Souvent, il avait soif de Jésus, de la sainte Vierge, et enfourchait sa bécane pour aller se jeter aux pieds du Sauveur, baiser la robe de sainte Philomène oou les sandales de saint François-Xavier. Mais sur le chemin, il se reprenait en pensant au triomphe insolent de la clique réactionnaire, au désarroi de ses fidèles électeurs et à sa propre confusion en face de son député qui le regarderait tristement en caressant sa barbe noire. Se résignant alors à un compromis, il allait faire son signe de croix derrière un buisson et se rafraîchissait d’un Ave murmuré les mains jointes, parfois même se recommandant à Dieu et plaidant une cause qu’il savait désespérée. « Mon Dieu, disait-il, ce que j’en fais, c’est pour la justice. » Le soir, chez lui, après dîner, quand les domestiques étaient partis et qu’il se trouvait seul avec sa fille, il retrempait ses résolutions en évoquant les luttes et les humiliations d’autrefois. « Ces cochons-là, ils voulaient nous dominer. De ce temps-là, il n’y en avait que pour la soutane. On n’était pas seulement chez soi. Le curé fourrait son nez partout, jusque sous vos couvertures. Et il emmerdait la mairie et les conseillers, il tenait le maître d’école, le garde champêtre, le cantonnier, le percepteur, le juge de paix. Ceux de la clique avaient tous les droits, et nous, on était de fermer nos gueules. Mais bon Dieu on reverra pas ça. » Il sentait remuer en lui des raisons philosophiques qu’il essayait de faire surgir sous la lampe, mais qui restaient prises dans un bloc informe et n’arrivaient pas à s’exprimer. […] Mais la conscience torturée, l’esprit absorbé par la lutte impie, il voulait au moins avoir la paix dans sa maison.

Spartacus en croix
Bronze
Maison de la Mutualité, Cologne

   Sur la route, les sœurs Moineau passèrent devant le café et les compagnons du maire échangèrent des sourires à la vue de ces trois vieilles filles réputées les plus pieuses de la paroisse. Voiturier, empoignant son verre, prit une mouche qui était en train de s’y noyer et l’éleva en l’air à la façon d’une hostie en récitant : « Agnus Dei, qui tollit peccata mundi miserere nobis. » Pendant qu’il se livrait à cette facétie, son visage devenait livide, ses narines se pinçaient. Le simulacre parut audacieux, mais fit rire. Quoique un peu choqués, les buveurs reconnaissaient dans cette plaisanterie un humour vigilant qui était comme une garantie. Pour Voiturier, il ne s’agissait pas d’une plaisanterie, mais d’un blasphème proféré délibérément, dont il mesurait les conséquences avec une horreur lucide. Il voyait le glaive du Seigneur pointé sur sa poitrine, et la Vierge, sainte Philomène et saint François-Xavier s’écarter de lui avec dégoût pendant que le diable mettait une chaudière à bouillir sur le feu éternel. Avec un héroïsme surhumain, il choisissait de se damner sans rémission pour rester fidèle à son idéal de laïcité et mériter ainsi l’estime du député de l’arrondissement. « Voiturier, lui dirait le député, vous êtes un martyr de la cause radicale, mais vos souffrance éternelles n’auront pas été inutiles, car c’est avec des lapins de votre espèce qu’on arrivera un jour à foutre les curés à la porte. » Et peut-être qu’il lui ferait avoir la Légion d’honneur. […]

 Spartacus en croix
Bois polychrome.
Salle des séances, Assemblée nationale, Paris

Voiturier passa une nuit atroce […]. Il était en proie à un accès de fureur adorante, de fringale votive, il brûlait d’une soif ardente de dévotion et d’apostasie, mais il sentait peser sur sa conscience trente-cinq ans d’action anti-cléricale et progressiste, et l’ombre du radical barbu, député de la circonscription, avec des yeux pleins de tristesse et de reproche, le regardait suer sur sa couche. 

Marcel Aymé.- La Vouivre

L’abbé de Saint-Férit-Tonquaint de Fammines

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