vendredi 2 mars 2018

La fabrique du Catholique

   La manifestation des cent vingt prêtres, le 11 mai 1966, marqua le point culminant du cléricalisme de gauche.


   Son objectif était de protester contre les tortures faites dans un commissariat à un étudiant membre du P.C. Ils voulaient ainsi donner un sens universel aux protestations que certains secteurs de l’Église, religieux et laïques, n'élevaient que lorsque la victime était un militant catholique.
[...]
    A onze heures et demie je commençai à tourner sur la place de la cathédrale avec mon vélomoteur. Les ensoutanés arrivaient isolément pour se rassembler dans le cloître de la cathédrale. Mais toute discrétion était inutile, car je pus me rendre compte que le secret était devenu secret de polichinelle. Je comptai au moins huit "Sociales"* fouinant aux alentours, avec leur touche incomparable.
   Les prêtres passèrent du cloître à l'intérieur de l'église, où ils demeurèrent quelques minutes.
   Il était 13 heures 5 quand le spectacle commença. Un long cortège de soutanes, en rangs par trois, commença à sortir par la porte de la cathédrale. Traversant la large place il se dirigea vers la rue Joaquin Pou, qui aboutit à la porte même du commissariat. Il était impressionnant de voir cette longue file de soutanes, surtout quand on connaissait le sens de la manifestation. Ils avaient peur, c'était évident pour plusieurs, mais ils étaient dignes et décidés.
    Quelques inspecteurs en civil s'approchèrent de ceux qui marchaient en tête, essayant de les dissuader, allant même jusqu'à leur saisir le bras pour les sortir des rangs. Mais ils ne cédèrent pas et le cortège continua d'avancer jusqu'à son but. Moi, je suivais cette marche, qui présageait un drame, le cœur serré. Quand la tête du cortège disparut dans la rue Joaquin Pou, je fis le tour par la Via Layetana et me plaçai au coin de cette dernière et de la place Maestro Luis Millet, simulant une panne à mon vélomoteur. Accroupi, une clé anglaise à la main, je ne perdis aucun détail des évènements.
    Quand la tête de la manifestation fut arrivée devant la porte du commissariat, on attendit un peu que tous soient là. Un prêtre se détacha alors avec un papier : le texte de protestation. Comme on lui interdisait l'entrée, il voulut le remettre au planton, qui refusa de prendre cette responsabilité. Après plusieurs refus, le papier resta finalement abandonné sur une des voitures officielles stationnées là, où un policier le ramassa un moment après.
   Et là commença l'incroyable. Les inspecteurs qui flanquaient la manifestation, aidés par d'autres qui sortirent de l'intérieur du commissariat, commencèrent à invectiver grossièrement les curés, les frappant à coups de poing, à coups de pied, essayant de les disperser. Des éléments de la Police armée furent obligés de participer au travail, ce qu'ils firent avec beaucoup moins de conviction. Plus tard on apprit que huit d'entre eux avaient été mis aux arrêts pour avoir refusé de participer à la bastonnade.
   Les prêtres, sous la pluie de coups, ne se mirent pas à courir, ni ne se dispersèrent, comme l'espérait leurs bourreaux. Ils se dirigèrent vers la place Urquinaona. Le plus gros de la troupe prit par la Alta de San Pedro, jusqu'à l'église de San Francisco de Paula, qu'il trouva fermée ; il se joignit alors au groupe qui montait par Junqueras. Plus pâles que la cire, sans desserrer les lèvres, ils supportaient stoïquement les insultes et les coups. Je m'imaginais qu'ils devaient éprouver les mêmes sentiments que les martyrs en présence des bêtes dans les cirques romains. Le public, surpris devant un spectacle tellement insolite, restait muet, témoin impassible et impuissant de cette raclée sacrilège.


   Une gifle claqua près de moi. Je me retournai et reconnus un jésuite déjà âgé, auteur de plusieurs livres, qui se baissait pour ramasser ses lunettes que la gifle magistrale avait fait sauter. Dans cette position ils lui administrèrent un coup de pied dans le derrière qui lui fit embrasser le trottoir, pendant que le même pied écrasait les lunettes. J'en vis un autre qui recevait un coup de pied dans le bas-ventre. Avec acharnement ils les poursuivirent pendant plus de cent interminables mètres, comme un essaim de guêpes qui n'abandonnent pas leur proie. En arrivant place Urquinaona, ils se dispersèrent.
   Des énergumènes acharnés continuèrent encore la chasse, si bien qu'un capucin qui allait se réfugier dans le collège des Jésuites de la rue Capse, distant de quelque trois cents mètres du commissariat, reçut un coup de matraque sauvage sur la tête, qui le renversa ensanglanté.


    La seconde partie du drame fut une saynète grotesque. Les moyens de la propagande gouvernementale entrèrent en action. La télé exhuma les inévitables photos d'églises brûlées par les "hordes rouges", de prêtres assassinés par la "populace marxiste", de miliciens tirant des coups de fusils sur la statue du Sacré-Coeur, etc.** Les journalistes firent aussi de leur mieux. La version officielle, ce fut les journaux de Mouvement*** - Solidaridad Nacional, Arriba, La Prensa - qui la fournirent. Ils parlaient de "l'attitude tumultueuse, rebelle et provocatrice" des manifestants, dont le point culminant avait été l'"agression par un jeune prêtre d'un agent de l'autorité", si bien que celle-ci s'était vue obligée de dissoudre le cortège qui paralysait la circulation. Pueblo, sous le titre "Les nouveaux curés", assurait que le "spectacle de Barcelone est tellement grotesque qu'il n'en est pas édifiant". Informaciones intitulait l'article "Étonnement et peine". Mais celui qui enleva la palme fut Tele-Exprès qui qualifiait la manifestation de "procession politique" et les manifestants de "bonzes enquiquineurs" qui feraient mieux "d'aller répandre la bonne graine en Amazonie ou aux Andes".
   Peu après vinrent les condamnations de la manifestation. C'est le chapitre de la cathédrale de Grenade qui ouvrit le feu, suivi par les prêtres de Ciudad Real, les chefs de familles d'Elche et autres forces vives du même calibre, avec enfin l’épiscopat espagnol.
   Plus tard furent jugés ceux que la police considérait comme principaux meneurs. Ils furent condamnés à un an de prison qu'ils n'eurent pas à purger.

*Police politique. 
**Photos tirées des archives de la guerre civile. 
***Parti unique du régime franquiste.

Extrait de Barcelone : l'espoir clandestin, de Julio Sanz Oller, en promo chez CQFD, courez-y vite si vous voulez continuer de bicher !

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