Comme vous le savez si vous êtes bien informés, les DRH de nos belles entreprises de France, et de notre belle entreprise France dirais-je si j'osais, se sont réunis en congrès ces deux derniers jours dans un restaurant de luxe du bois de Boulogne, le Pré Catelan, afin de peaufiner leurs connaissances grâce au partage, dans une franche ambiance de camaraderie de bon augure. Depuis qu'Emmanuel Macron, apôtre de la réalisation des principes vertueux de la République par les moyens n'ayant plus à faire leurs preuves des meilleures de nos entreprises, mères nourricières de la nation, la sainte Egalité inscrite au fronton des bâtiments de nos augustes institutions n'est plus un vain mot. C'est dans la continuité de cette mission que nos bons directeurs se réunissent.
La Plèbe, et vous vous en doutez, n'est pas à la traîne de cet évènement. Il a infiltré un de ses envoyés spéciaux dans la place, Jean-Bernard Varlin, grimé en loufiat. Ce collaborateur (soyons innovants et progressistes, nous aussi !) nous a rapporté les propos d'un des participants de l'atelier "Concilier vie professionnelle et professionnelle dans la nouvelle ère collaborationniste" du congrès, réunie dans un des salons du Relais et Chateaux, qui a vu certains des représentants de nos plus prestigieuses start-ups, accueillir leurs collaborateurs prestataires, auto-entrepreneurs, intermittents, ou personnes en service civil (dont certains, même, venus en famille...), pour traiter en toute confraternité - le contrat léonin, la relation de subordination, la hiérarchie est désormais obsolète dans ce que nous pourrions appeler le socialisme libéral de notre jupiterien mentor - des affaires courantes gagnant-gagnant. L'un de ces collaborateurs se présente pour négocier le tarif des prestations qu'il propose...
Place au journalisme ! Jean-Daniel, nous lisons avec avidité la relation que nous fait de cet atelier votre aimable informateur !
"Nous trinquâmes à sa santé sur le comptoir au milieu des collaborateurs auto-entrepreneurs qui en bavaient d’envie. Les collaborateurs c’étaient des ex-salariés assez délurés pour oser s’approcher de nous les DRH, une sélection en somme. Les autres puent-la-sueur, moins dessalés, préféraient demeurer à distance. L’instinct. Mais les plus dégourdis, les plus contaminés, devenaient des managers d’intérimaires. Dans les boîtes, on les reconnaissait les managers anciens prolos à ce qu’ils engueulaient passionnément les autres collaborateurs. Un collègue en costume Jonas et Cie achetait des prestations de courses en ville, à vélo, en scooter, en voitures.
Comme nous étions là, jamais las de l’entendre, une famille de coursier, timide, vient se figer sur le seuil de la porte. Le père en avant des autres, ridé, affublé d'un petit gilet jaune, son gros casque à bout de bras.
Il n'osait pas entrer le sauvage. Un des managers de prestataires l'invitait pourtant : « Viens, bougnoule ! Viens voir ici ! Nous y a pas bouffer prolos ! » Ce langage finit par les décider. Ils pénétrèrent dans la cagna cuisante au fond de laquelle tempêtait notre homme au costume « Jonas et Cie ».
Ce tâcheron n'avait encore, semblait-il, jamais vu de grand restaurant, ni de DRH peut-être. Sa femme le suivait, yeux baissés, tenant dans ses mains, tremblantes, l’épais relevé de courses impayées.
D'autorité les managers recruteurs s'en saisirent de son relevé pour évaluer le contenu sur la balance de l'offre et de la demande. Le trimeur ne comprenait pas plus le truc de la balance que le reste. La femme n'osait toujours pas relever la tête. Les autres überisés de la famille les attendaient dehors, avec les yeux bien écarquillés. On les fit entrer aussi, enfants compris et tous, pour qu'ils ne perdent rien du spectacle.
C’était la première fois qu’ils venaient comme ça tous ensembles de banlieue, vers les cols-blancs en ville. Ils avaient dû s’y mettre depuis bien longtemps les uns et les autres pour effectuer toutes ces courses. Alors forcément le résultat les intéressait tous. C’est long les allers-tours en mobylettes, dans les petits goulets entre les bus et les camions. Souvent, on n’en a pas un petit SMIC en deux mois.
Evaluation faite, notre cadre entraîna le père, éberlué, derrière son comptoir et avec un crayon lui fit son compte et puis lui enferma dans le creux de la main quelques pièces en argent. Et puis : « Va-t'en! qu'il lui a dit comme ça. C'est ton compte !... »
Tous les petits amis start-upers s'en tordaient de rigolade, tellement il avait bien mené son business. Le pauvre restait planté penaud devant le comptoir avec son petit pantalon de survêtement orange sur les fesses.
« Toi, y a pas savoir argent ? Sauvage alors ? que l'interpelle pour le réveiller l'un de nos managers, débrouillard, habitué et bien dressé sans doute à ces transactions péremptoires . Toi y en a pas parler « francé » dis ? Toi y en a gorille encore hein ?... Toi y en a parler quoi hein ? Kous Kous ? Verlan ? Toi y en a couillon ! Banlieusard ! Plein couillon !
Mais il restait devant nous le prolo, la main refermée sur les pièces. Il se serait bien sauvé, s'il avait osé, mais il n'osait pas.
« Toi y en a acheter alors quoi avec ton pognon ? intervint le cadre opportunément. J'en ai pas vu un aussi con que lui tout de même depuis bien longtemps, voulut-il bien remarquer. Il doit venir de loin celui-là ! Qu'est-ce que tu veux ? Donne-moi le ton pognon ! »
Il lui reprit l'argent d'autorité et à la place des pièces lui chiffonna dans le creux de la main un grand mouchoir très vert qu'il avait été cueillir finement dans une cachette du comptoir.
Le père pue-la-sueur hésitait à s'en aller avec ce mouchoir. Le cadre fit alors mieux encore. Il connaissait décidément tous les trucs du commerce équitable. Agitant devant les yeux d'un des tous petits pauvres enfants, le grand morceau vert d'étamine : « Tu le trouves pas beau, toi, dis morpion ? T'en as souvent vu comme ça, dis ma mignonne, dis ma petite charogne, dis mon petit boudin, des mouchoirs ? » Et il le lui noua autour du cou, d'autorité, question de l'habiller.
La famille de collaborateurs précaires contemplait à présent le petit orné de cette grande chose en cotonnade verte... Il n'y avait plus rien à faire puisque le mouchoir venait d'entrer dans la famille. Il n'y avait plus qu'à l'accepter, le prendre et s'en aller."
J'aime pas le mot loufiat, c'est méprisant.
RépondreSupprimerC'est tout à votre honneur.
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