La polka prenait fin. L'orchestre attaqua un quadrille. Cette danse, passée de mode dans les endroits élégants, avait eu un étrange destin. Elle avait fait fureur d'abord, cinquante ans auparavant, aux jardins de Tivoli, au bal Mabille, au Château Rouge, sous le nom de "cancan".
On y avait applaudi Chicard, l'illustre Chicard et son second Brididi, puis deux filles publiques : Pomaré et Mogador avaient fait courir tout Paris. Gavarni y avait puisé son inspiration. On dansait le cancan partout et son règne s'affirma aux bals de l'Opéra. C'était une danse tumultueuse, improvisée, où la jambe droite ignorait ce que faisait la jambe gauche.
Cela s'appelait aussi le charivari. Pillodo entraînait son orchestre à coups de pistolet et aussi en brisant des chaises à tour de bras... On le dansait indifféremment en cavalier seul, en groupe ou avec un vis à vis. Bref, c'était un déchaînement de gaieté et d'aimable folie.
Puis ce triomphe déclina. Paris eut d'autres choses à penser. Il fit la Révolution de 48. La politique prit le pas sur la danse. On oublia le cancan jusqu'au jour où une petite bonne femme ronde comme une pomme, pas jolie mais qui se transfigurait en dansant, le recréa presque d'instinct et devint célèbre sous le nom de Rigolboche.
On allait la voir au Casino Cadet, au Cas'Cad où, prise d'une sorte de délire, on eût dit qu'elle entraînait la musique, la dépassait. Le cancan, plus vif encore, plus débridé, était devenu le "chahut".
Et ce fut à nouveau l'oubli. Les balles de 70 semblaient avoir tué le cancan. Quelques vieux habitués en avaient cependant gardé le souvenir et il renaissait parfois canaille et comme honteux, dans des bals semblables à celui de la Reine Blanche.
Le spectacle qu'il offrait, cette fois, ne paraissait guère attrayant. [...]
- Bonsoir Guibole, dit Maclarène... Tu as toujours des cours du soir ?
- Faut bien, répondit-il [...]... Et, avec un sourire, vers Jojo : Tu m'amènes un élève ?
- Mieux qu'un élève : une idée.
- Mais alors, dit Jojo, dont le doute venait seulement de disparaître... c'était vraiment pour danser ?
- Qu'est-ce que tu croyais ? sourit Maclarène.
Il n'eut pas le loisir de s'expliquer. Guibole relevait l'abat-jour de la lampe :
- Fais-la voir, ton idée... Avance à la lumière, petit.
Jojo, peu habitué à ce qu'on le commande et qui voyait toutes les têtes se tourner vers lui, se rebiffa comme un petit coq :
- J'suis pas une bête curieuse !
Les deux jeunes gloussèrent dans leur lit.
Toi, t'as pas la parole, dit Guibole, tandis qu'il l'examinait sur toutes les faces puis, se tournant vers Maclarène :
-Qu'est-ce que tu veux en faire ?
Il se rapprocha :
- Je vais bien t'épater... Tu te rappelles tes triomphes quand tu dansais le cancan ?
Guibole ricana :
- C'était pas hier, c'est ça ton idée ?
- C'est ça ! fit Maclarène, s'asseyant. Et pas seulement pour lui. Pour tout ton squat et pour bien d'autres encore...
- T'es louftingue ! dit Guibole, n'y comprenant rien.
- Imagine-toi [...].
Il montrait Jojo qui ne broncha pas. Guibole eut un haussement d'épaules.
- Mais c'est fini, le cancan ! [...] Le cancan ! Pourquoi pas le menuet ou le rigaudon ?
- On trouvera un nom nouveau...
Guibole secoua la tête :
- Ils ne veulent plus que des noms anglais, maintenant : macadam, mac farlan, pickpocket, lavatory !... [...]
La réflexion de Guibole mit Maclarène sur la voie et, souriant à sa découverte, il lança :
- Pogo ?
- Pas mal, fit Guibole, conquis...
Cocorico !
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire
Y a un tour de parole !