vendredi 8 décembre 2017

Les précurseurs de la décroissance : Marcel Aymé

Ici Airbnb tout confort, tout-à-l'égout et Wi-Fi gratuits ! Mall à 500 m. Réductions au Mac Donald fraîchement ouvert ! Enjoy your country shopping !

   C'est une question grave de savoir s'il faut souhaiter que chaque village de France ait son tout-à-l'égout. Supposons qu'il le faille et que le problème de la réalisation soit résolu. Que se passe-t-il ? C'est qu'au lieu de confier directement ses humeurs à la nature, le paysan* français utilise des vécés clos - closets, disent les snobs - munis d'une chasse d'eau. Parfait, penseront les esprits superficiels ou possédant simplement une profondeur moyenne, et ils parleront de l'hygiène qui fait les races fortes et les coeurs purs. Pardon, dis-je gouaillant, car pour la rétorquance, on ne me prend pas de court facilement, pardon donc, dis-je, les vécés clos avec chasse d'eau et porcelaine ambiante, c'est très bien pour préparer le concours des postes, mais contraire aux exigences spirituelles de l'état de paysan. Contraire et inhibitoire. Dans le frimas, dans le griselis ou dans l'air bleu du matin, c'est en pissant sur son fumier, essence de la glèbe, que le paysan communie avec la terre et les autres éléments qu'il façonnera et maîtrisera pendant toute une vie de victoires patientes. Dans l'instant du jet matutinal s'élabore et se fortifie la conscience obscure de l’œuvre d'art que lentement et sans le savoir il accomplit jour par jour au cours de son existence de terreux. Il ne sait pas qu'il fait œuvre d'art. Personne ne le lui a jamais dit, ni l'instituteur du village, ni le député de la circonscription, ni les romanciers de la terre qui font à la radio une émission pour la maintenance et le retour. Ce qu'il sait, lui le laboureur de Peligney ou d'Ambarès-le-Rotrou, c'est qu'en plantant ici une haie et plus loin un rideau de peupliers et en faisant du blé et du pré avec un pommier au milieu, il donne une forme à la nature qui, d'elle-même, serait informe. Parisiens qui roulez dans la campagne de Bourgogne ou de Normandie, quand votre coeur se gonfle et que s'arrondissent vos doigts de pieds en face de ce que vous appelez la nature, avez-vous jamais pensé qu'il n'existe de nature ni en Bourgogne ni en Normandie, puisque rien n'y est par hasard, mais par les mains et par le rêve de ces merveilleux paysagistes, de ces hommes lourds et gauchelents qui ont pissé sur leur fumier ce matin-là comme du reste tous les matins ? Assurément non, vous n'y avez pas pensé ! Vous ne pouvez pas y penser, car vous n'urinâtes jamais de la manière que j'ai dite. A vous les vécés abrités, les closets, les cuvettes en porcelaine blanche, les vespasiennes en ardoise, les grands urinoirs souterrains en céramique glacée où vingt hommes se peuvent aligner. Vous l'avez, vous, le tout-à-l'égout et vous y laissez s'abîmer les vérités éternelles et d'abord celle-ci, bien connue du paysan, à savoir que celui qui pisse contre le vent mouille sa chemise. Et voilà pourquoi vous roulez à cent vingt à l'heure à travers Bourgogne et Normandie [...] et pourquoi vous vous cassez un beau jour la tête contre un platane de la N. 52 ou la N. 77.

Le dernier des paysans.

   *Indigène de la campagne qui vit dans la culture du sol et dans l'élevage des animaux, entretenant une certaine harmonie et une connaissance ancestrale de la nature. Exterminés par les capitalistes modernes et les technocrates qui leur servent la soupe (ou l'inverse, je sais jamais), les populations paysannes ont été remplacées depuis les années 50 par des machines agricoles, des engrais et des armes chimiques et des usines à viandes dont le minerai est scientifiquement extrait, gérés par des industriels productivistes.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

Y a un tour de parole !