Tels sont les principes sévères qui conduisent dans la recherche du beau cet artiste éminemment national, dont les compositions décorent la chaumière du pauvre villageois et la mansarde du joyeux étudiant, le salon des maisons de tolérance les plus misérables et les palais de nos rois. Je sais bien que cet homme est un Français, et qu’un Français en France est une chose sainte et sacrée, — et même à l’étranger, à ce qu’on dit ; mais c’est pour cela même que je le hais.
Dans le sens le plus généralement adopté, Français veut dire vaudevilliste, et vaudevilliste un homme à qui Michel-Ange donne le vertige et que Delacroix remplit d’une stupeur bestiale, comme le tonnerre certains animaux. Tout ce qui est abîme, soit en haut, soit en bas, le fait fuir prudemment. Le sublime lui fait toujours l’effet d’une émeute, et il n’aborde même son Molière qu’en tremblant et par ce qu’on lui a persuadé que c’était un auteur gai.
Aussi tous les honnêtes gens de France, excepté M. Horace Vernet, haïssent le Français. Ce ne sont pas des idées qu’il faut à ce peuple remuant, mais des faits, des récits historiques, des couplets et Le Moniteur ! Voilà tout : jamais d’abstractions. Il a fait de grandes choses, mais il n’y pensait pas. On les lui a fait faire.
M. Horace Vernet est un militaire qui fait de la peinture. — Je hais cet art improvisé au roulement du tambour, ces toiles badigeonnées au galop, cette peinture fabriquée à coups de pistolet, comme je hais l’armée, la force armée, et tout ce qui traîne des armes bruyantes dans un lieu pacifique. Cette immense popularité, qui ne durera d’ailleurs pas plus longtemps que la guerre, et qui diminuera à mesure que les peuples se feront d’autres joies, — cette popularité, dis-je, cette vox populi, vox Dei, est pour moi une oppression.
Je hais cet homme parce que ses tableaux ne sont point de la peinture, mais une masturbation agile et fréquente, une irritation de l’épiderme français ; — comme je hais tel autre grand homme dont l’austère hypocrisie a rêvé le consulat et qui n’a récompensé le peuple de son amour que par de mauvais vers, des vers qui ne sont pas de la poésie, des vers bistournés et mal construits, pleins de barbarismes et de solécismes, mais aussi de civisme et de patriotisme [1].
Je le hais parce qu’il est né coiffé, et que l’art est pour lui chose claire et facile. — Mais il vous raconte votre gloire, et c’est la grande affaire. — Eh ! qu’importe au voyageur enthousiaste, à l’esprit cosmopolite qui préfère le beau à la gloire ?
Pour définir M. Horace Vernet d’une manière claire, il est l’antithèse absolue de l’artiste [...].
Du reste, pour remplir sa mission officielle, M. Horace Vernet est doué de deux qualités éminentes, l’une en moins, l’autre en plus : nulle passion et une mémoire d’almanach ! Qui sait mieux que lui combien il y a de boutons dans chaque uniforme, quelle tournure prend une guêtre ou une chaussure avachie par des étapes nombreuses ; à quel endroit des buffleteries le cuivre des armes dépose son ton vert-de-gris ? Aussi, quel immense public et quelle joie ! Autant de publics qu’il faut de métiers différents pour fabriquer des habits, des shakos, des sabres, des fusils et des canons ! Et toutes ces corporations réunies devant un Horace Vernet par l’amour commun de la gloire ! Quel spectacle !
[...]
Bien des gens, partisans de la ligne courbe en matière d’éreintage, et qui n’aiment pas mieux que moi M. Horace Vernet, me reprocheront d’être maladroit. Cependant il n’est pas imprudent d’être brutal et d’aller droit au fait, quand à chaque phrase le je couvre un nous, nous immense, nous silencieux et invisible, — nous, toute une génération nouvelle, ennemie de la guerre et des sottises nationales ; une génération pleine de santé, parce qu’elle est jeune, et qui pousse déjà à la queue, coudoie et fait ses trous, — sérieuse, railleuse et menaçante !
Charles Baudelaire.
[1] Il s'agit du chansonnier Béranger (note du blogueur).
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